Maintenant tu bois, et tu veux bien de moi. [Charles Macaulay]

C'était vraiment très dur de se retenir de rire, et quiconque avait vécu ce genre de situation pouvait comprendre cette sensation presque douloureuse dans sa gorge qu'il s'efforçait de maintenir silencieuse. Ce n'était pas tant l'aventure en elle même qui était amusante, après tout le manteau était tâché, quoi que ça partirait au lavage -ou pas? Il n'en avait aucune foutre idée. La mine de six pieds de long de son camarade, en revanche, l'était plus, avec ses yeux étincelants d'indignation et son air de chouette agacée. Il perdit pied à l'instant où il vit se retourner des passants, et se mît à ricaner dans sa barbe sans une discrétion flagrante, tout en contemplant de plus belle le calvaire de son pauvre Grenouille. Il eut la gentillesse de lui tendre une cigarette qui n'était pas imbibée de bière, histoire de désamorcer la bombe qui s'apprêtait à exploser, et s'en alluma une dans la foulée, intérieurement hilare. Depuis quand s'était-il assez détendu pour rire, il ne saurait le dire.

-Te plains pas, au moins contrairement au vrai Grenouille, t'as une odeur... Railla-t-il allègrement, lâchant un panache de fumée avant de reprendre: Tant mieux, au moins je me choperai pas une pneumonie. Quoi que te voir flotter dedans aurait valu le coup d'œil.

Il haussa les épaules, donna un petit coup dans une flaque pour le seul plaisir de brouiller un reflet incertain de néon, et il acquiesça sans même y songer avant de se mettre à marcher. Le trajet allait être tellement plus aisé, plus rapide sans un presque cadavre sur les épaules. Peut-être même que Charles saurait se rappeler du chemin exact cette fois-ci. L'air humide lui semblait aussi lourd qu'agréable, mais la perspective de pouvoir rentrer se rouler au chaud au fond du canapé-lit lui paraissait des plus alléchantes. Maintenant que cela avait été évoqué, il n'avait plus que cette envie en tête, aussi guida-t-il religieusement son ami au travers de la rue. Lui aussi était à l'aise, aussi détendu qu'il put l'être, malgré la tension de début de soirée. Mais il fallait dire qu'embrasser les gens forgeait des liens, en soi. Il tourna des yeux critiques sur son camarade, néanmoins, alors qu'ils avaient déjà abattu une bonne distance, car décidément sans poids mort tout était plus simple.

-En revanche tu vas clairement pas garder ça sur toi, hors de question que tu parfumes ma chère piaule à la bière.

L'hilarité de Kyle faillit faire sortir Charles de ses gonds, mais il se reprit élégamment avec une dernière injure et il planqua sa main encore sèche dans sa poche. La cigarette proposée par son camarade termina de le calmer. Dans cet état-là, il partait très facilement porter son poing dans la face d'un gentil buveur lambda du bar. Il se servit de ses allumettes qui avaient miraculeusement survécu à la rasade de bière et alluma sa clope d'un geste expert dans un soupire exaspéré. Il se mit à marcher dans les pas de Kyle à une allure bien plus rapide que la dernière fois qu'ils avaient pris ce même trajet.

- Ouais, super, hourra, j'ai une odeur. T'en as d'autres des scoops géniaux comme celui-là ?

Il cherchait la bagarre, c'était certain. Il l'imita en shootant à son tour dans une flaque et se retint de jurer à nouveau.

- Ça coûte une blinde de faire laver ce genre de manteau au pressing, tu sais. Il rentre pas dans la machine à laver et en plus ça le faire ressortir tout pelé.

Charles offrait une version de lui que Kyle n'avait jamais eu la chance de rencontrer : le jeune gars soucieux de son apparence et de ses affaires, qui avait disparu un jour entre deux cuites et entre deux cures de detox. Il se mit à hausser les épaules dans un mouvement fataliste. Entendre Kyle lui faire remarquer une fois de plus qu'il entretenait le physique d'une jeune femme anorexique ne lui faisait pas plaisir mais il se garda bien son commentaire. C'était Kyle, après tout. Les boutades n'étaient rien de plus que de simples boutades.

Ils arrivèrent en un temps record près de l'appartement de Kyle. Charles laissa négligemment glisser son manteau jusqu'au sol et jeta sa clope dans le caniveau le plus proche. Il laissa là son tas de tissu sans tenter de le mettre à sécher de quelconque manière que ce soit.

Peut-être allaient-ils finir par envoyer le poing à un moment où un autre. C'était déjà arrivé la fois dernière, certes dans des circonstances un peu plus tendues que celles-ci, mais c'était si vite parti après tout. Pour l'heure, Kyle était d'humeur plus joueuse qu'agressive, même si son côté pernicieux trouvait alléchant de titiller toujours davantage les limites de la patience de son camarade. Il ne fit plus de commentaire sur l'odeur ou les habits trempés, mais son sourire se suffisait à lui-même tandis qu'ils progressaient rapidement sur le sol trempé. L'un et l'autre envoyait parfois le pied dans une flaque avec plus d'enthousiasme qu'il n'en fallait, mais personne n'était là pour l'en empêcher. Le bas de son jean termina désagréablement trempé, mais la sensation inconfortable valait bien la satisfaction des quelques herbes d'eau qu'il avait expédiées de part et d'autre. Il tourna des yeux un peu perplexe, et vraiment surpris vers Charles, cependant, pas vraiment au fait du prix des pressings, ou autres joyeusetés du lavage. Lui, sa machine consistait à flanquer des vêtements au petit bonheur la chance dans la machine en espérant que ça passerait. Et en général, ça passait. Plus ou moins. C'était tout un art de survivre et s'éduquer seul.

-Je comprends mieux ta hargne, dans ce cas... Souffla-t-il à mi-voix, avec sans doute un brin d'affection diffus qui se perdit dans l'air froid.

Il était vrai que Kyle n'avait pas eu le loisir de le voir très soigné auparavant. Bourré, perdu, paniqué, mais pas soigné. Quoi que, n'était-ce pas Charles qui parlait de cordonnier, après tout? Cet attachement envers ce manteau, couplé au fait précédent, lui faisait voir son camarade sous un angle encore tout autre. Il ne pensait pas qu'il y accordait tant d'importance. Il se rappela, soudain, de son soulagement lorsqu'il avait appris que le plus jeune conservait son livre avec soin. C'était l'occasion de le lui rendre. Même si, pour une personne aussi millimétrée que Kyle, le voir disparaître de la table allait faire tout drôle.

Millimétré, c'était le cas de le dire, car il suivit la dégringolade du manteau vers le sol avec des yeux qui, pas loin d'être écarquillés, se firent fixes et insistants sur le tas de tissu. Il s'efforça de ne rien faire, mais tout comme il avait eut l'envie subite de ranger le quart de la chambre de son Grenouille quelques jours plus tôt, il se sentit foudroyé par la nécessité de ramasser cet outrage qui traînait. Cela ne l'empêcha pas de grogner, marmonner dans sa barbe, et il se débrouilla avec sa main libre pour ouvrir la porte et laisser entrer son ami. Aucun commentaire, mais il ne pouvait pas laisser passer ça.

-S'tu veux prendre une douche grand bien te fasse. Sinon tu peux juste choper de quoi te changer dans la commode, si t'as envie. Y'a des biscuits dans le placard, aussi.

Et le Parfum trônait, bien à sa place, bien en évidence, à côté d'une peluche tout autant à sa place, pendant que le propriétaire des lieux allait caler le manteau dans un coin qui lui conviendrait.

Kyle semblait avoir fini de vouloir torturer Charles pour le faire sortir de ses gonds. Le plus âgé se calma un peu et son visage s'organise d'un sourire doux-amer. Il attendit près que KYLE le temps que celui-ci ouvre sa porte et ramassa son manteau laissa tombé dans le couloir. C'était un coup à le laisser prendre l'humidité dehors, ça.

- Je peux le faire étendre quelque part ? J'veux pas saloper ton joli parquet.

Il n'avait même pas vérifié ce qu'il y avait au sol avant de sortir sa phrase et il détaillant Kyle du regard, sa rage calmée aussi vite qu'elle était montée. Il vit presque instantanément son livre perdu posé sagement sur la table de son ami et eut un nouveau sourire, plus vrai cette fois-ci. Il fixa les lèvres de Kyle avec la drôle d'envie de l'embrasser, comme la dernière fois. Il avait peur du rejet, et puis il avait peur de lui-même pour avoir ce genre d'envies insoutenables. Il fila à la douche. Sous le jet chaud, il se frotta les yeux à les rendre écarlate et effaça les dernières traces de sa soirée. Il se savonna consciencieusement, s'habilla à la va vite et retourna dans le salon.

Kyle était occupé à quelque chose et lui tournait le dos. Calme comme un chat, Charles s'appuya négligemment contre l'embrasure de la porte et attendit en silence. Qu'est ce qu'il attendait ? Il ne savait pas. Il ne voulait plus faire un geste.

Il avait un bien joli sourire, le Grenouille, quand il ne s'amusait pas à le tordre ou à le conserver fade et faux. Le manteau tenu à bouts de bras, Kyle en oublia un instant où il voulait le mettre pour fixer son camarade, en silence, tout comme lui pouvait le faire. Il se sentit tressaillir, légèrement, balaya des yeux les pommettes rougies par le froid, les prunelles grises et la courbe de sa mâchoire. Il s'efforça de garder le même visage ennuyé qu'à l'accoutumée, mais sans doute n'était-il pas bien convaincant. Étrangement, cela lui importa peu, à cet instant. Il lui fit un signe de main, qui lui signalait bien gentiment de filer de là, amusé.

-Je m'en occupe, et crois moi qu'il va rien saloper du tout, railla-t-il allègrement, mais un demi-sourire prit ses lèvres, trahit le manque de sérieux de ses paroles.

De nouveau, il le suivit du regard avec une attention particulière, sa démarche qu'il se surprit à commencer à connaître, sa silhouette d'autant plus frêle sans ce fichu manteau qui ne le quittait presque jamais. Il se demanda s'il en viendrait, un jour, à pouvoir même reconnaître le son de ses pas, tout comme il l'avait fait il y avait des années avec sa sœur, et ses parents. Était-ce seulement possible? Il ne s'en souvenait pas. Il doutait même de pouvoir encore les différencier à ce jour. Ce genre de choses étaient assimilées avec l'habitude, et effacées avec le temps. C'était bien dommage. Le son de l'eau qui se mettait à couler le tira de ses pensées, et il se remit en action comme un parfait automate pour aller flanquer le vêtement plein de bière dans un coin convenable. Il se demanda ce qu'il pouvait bien faire, si ça partirait, et l'odeur lourde de l'alcool lui sembla imprégnée pour toujours sur le tissu. Mais ça, c'était juste son côté maniaque.

Assis sur le dossier d'une chaise comme l'archétype de l'adolescent, et tout occupé qu'il était à regarder sur son portable s'il existait des solutions miracles pour détacher un habit pareil, il ne remarqua pas tout de suite que la douche s'était arrêtée. Tout d'abord le silence vint pas à pas, bourdonnant, dans son esprit, jusqu'à ce qu'il en vienne à réaliser qu'il était pesant. Il releva les yeux, avec vivacité, tout d'abord face à lui. Il n'entendait rien, alors Charles avait terminé. Mais s'il n'entendait rien, alors que pouvait-il faire, son Grenouille? Il eut un frisson, et se laissa glisser de la chaise. Il eut bien vite la réponse, Charles ne faisait rien, et pour cause: il était là, sous ses yeux, appuyé à l'encadrement. Depuis combien de temps, c'était une bonne question. Le plus jeune pencha légèrement la tête, interrogatif, le jaugea de bas en haut comme pour quêter la réponse. Le silence. Pas un geste, un moment. Il délaissa son portable devenu ennuyeux. Par provoque, sans doute, ou tout autre chose, ce fut lui qui finit par s'approcher, d'un pas soigneux, jusqu'à retrouver leur habituelle proximité qui n'en était pas une.

-Ça t'arrive souvent, d'observer les gens comme ça, Grenouille? J'ose espérer que je suis fascinant même dans l'ennui, souffla-t-il avec amusement.

Fait fascinant, il réalisa qu'il percevait le parfum du savon, sur son camarade. C'était le sien. L'idée lui plaisait, et il concevait que c'était ridicule.

Dans la douche, Charles s'était fait la leçon. Non, il ne pouvait pas tomber inconsciemment pour ce phénomène extraterrestre qu'était Kyle. Non, il ne pouvait pas le laisser occuper ses pensées plus souvent que la plupart des gens. Se gifler mentalement fut une technique plutôt inefficace, car, une fois revenu dans le salon, propre et embômant le savon, ses cheveux mouillés en bataille, il ne put s'empêcher de l'observer dans le secret. Chaque personne avait ses petits tics de solitaires une fois qu'on le laissait seul. Mais Kyle semblait encore une fois faire exception à la règle et il reposait, se prélassant allègrement dans son siège, les yeux rivés à son téléphone - du moins Charles imaginait-il, car l'autre lui tournait le dos - dans une position statique presque robotique et fort nonchalante. Charles s'appuya de tout son poids contre la porte et se rongea pensivement un ongle. Non, il ne pouvait pas tomber pour Kyle.

Pourtant, lorsque celui-ci l'aperçu et s'approcha de lui avec la grâce d'un félin, Charles sentit un drôle de frisson lui remonter dans le dos. Il toussa dans son poing (il était tombé malade à évoluer dans sa vie aussi saine qu'une cellule d'isolement) pour se donner une contenance, mais peine perdue. Il était étrangement attiré par les prunelles de plus jeune. Il se recula imperceptiblement, prit position sur un côté.

- Ça m'arrive parfois. Pourquoi ? Des choses à cacher ?

Il n'avait rien de mieux à dire. Sous l'apparente nonchalance du plus âgé se dissimulait un sentiment accru de dépaysement.

Si Kyle était un phénomène, alors Charles l'était aussi, et en cela ils se complétaient bien. Ou du moins l'étrangeté certaine de l'un répondait aux manies incongrues de l'autre, sans grandes distinctions entre eux, et cela faisait que les deux fonctionnaient ensemble sans trop désirer s'entretuer. Ou du moins, c'était toujours des envies passagères, provoquées par des nuits aux tensions exacerbées. Toujours était-il que pour l'heure, le plus jeune n'avait pas de grandes envies d'envoyer son camarade droit dans un enfer fait juste pour lui, à en juger son air placide. Planté devant son aîné, il gardait la tête penchée de façon légère, inquisitrice, et il balaya une énième fois son ami des yeux. Ces derniers finirent par se plisser aussi imperceptiblement que ce que Charles venait de reculer. Qu'est-ce qui pouvait bien demeurer impossible à voir, pour eux qui n'avaient jamais cessé de se fixer en chien de faïence? Sans doute bien des choses, mais pas les gestes aussi aisés à déceler. Une ombre de sourire, encore, sur la joue de Kyle, alors qu'une lueur joueuse embrasait ses prunelles. Était-ce de la gêne, là, face à lui? De l'embarras, ou tout autre chose. Cela l'intriguait.

-Trop à cacher, mais pas assez à raconter, lâcha-t-il d'une voix légère, alors qu'il haussait les épaules: T'es en train de choper la crève, dis-moi?

Encore cet air trop sournois, trop mutin, sur ce visage d'archange, et il se déporta vers l'avant, toujours aussi nonchalant et vif, pour poser sa paume sur le front de son compagnon. Il se fichait bien du diagnostic, et se souciait davantage du résultat du geste qui l'amenait plus près encore. C'était amusant, pour lui, et satisfaisant d'une manière qu'il ne pourrait qualifier. Ses doigts finirent en réalité dans les mèches trempées, curieux, sans grande gêne, alors qu'il ne changeait toujours pas d'expression. S'il s'en prenait une, grand bien lui fasse, il n'en serait ni à sa première, ni à sa dernière. Et, bon sang, à trop sentir le savon il n'en avait plus envie de reculer.

-T'as l'air bien nerveux, Grenouille.

Il ne pouvait lui donner tord, car en effet son mode de vie alternatif - lui disait alternatif, certaines mauvaises langues diront toxique - lui posait bien des tracas de santé. Son plongeon tête baissée dans la boisson faisait hurler son foi, et la semaine précédente, un jour après le départ de Kyle, en fait, il avait retouché au crack au cours d'une après-midi haute en couleur à harpenter la ville, à la recherche d'un pont où se jeter. Une drôle d'histoire, un vieil ami camé que l'on croise, des bâteaux qui se rencontrent, fête et canons, et c'est la rechute. Charles avait une vision très précise de ce qu'il ne voulait pas appeler rechute.

Que Kyle lui donne un sujet de conversation neutre où s'aventurer, Charles en fut très content.

- Ouais. À trop traîner dehors, tu vois...

Il ne parla pas de la beauté des néons la nuit, des papillons nocturnes au battement d'aile exaspérant ni des joies d'une soirée au bar avec un match de foot hurlant sur les télévisions au-dessus du comptoir ; il ne parla pas de cela car rien de toutes les choses citées précédemment ne l'aveuglait de leur simili beauté. Des filles frivoles à l'arrière goût de charbon et trop de mauvais alcool. Il s'égarait dans ses pensées alors que Kyle était tout droit devant lui et ne revint sur la terre ferme que lorsqu'il sentit des mains dans ses cheveux. Charles lui attrapa les poignets en silence. Ce silence si particulier qui dura longtemps, sans pour autant que l'aîné ne s'en trouve mal à l'aise. Il aimait cette proximité autant qu'elle lui faisait peur.

- Un peu nerveux, avoua-t-il.

Avec Kyle, il disait volontiers la vérité. Avec les quelques verres qu'il avait dans l'estomac, il disait volontiers n'importe quoi.

- C'est tes yeux.

Alors que la vie du plus jeune ressemblait bien trop à une morne ligne droite qui l'ennuyait, celle de son camarade avait tout d'une montagne russe. Les remontées brèves, les rechutes plus violentes, et tout un entrelacs de problèmes. Et pourtant Kyle n'avait qu'une vision partielle à chaque fois, addiction après addiction, et le crack était la dernière chose qu'il verrait, sans doute. Il avait en revanche bien idée du fait que Charles traînait bien trop dehors pour sa santé, force était de le constater, et plus encore lorsque l'on voyait le temps glacial qui commençait à peine à laisser présager un début de printemps prochain. Cela ne l'étonnerait pas de le voir avec une pneumonie un jour prochain. Il s'était déconnecté avec autant d'efficacité que son camarade quelques secondes auparavant, et manqua de sursauter en sentant ses mains agripper ses poignets. Ce n'était ni bien violent, ni bien agressif, mais il retint un geste de recul instinctif. Il planta ses yeux dans ceux d'acier qui lui faisaient face, curieux, et laissa planer le silence tant que son Grenouille le désirait. Ce n'était pas gênant. Ce n'était pas pesant. C'était un bon silence, parce que ça n'en était pas un. Il entendait son souffle, et eut tout le loisir de détailler les doigts de pianiste autour de ses poignets, qu'il ne cherchait pas à lui arracher. Il esquissa enfin un vrai sourire en l'entendant répondre, laissa retomber ses mains contre ses épaules.

-C'est ce qu'il me semblait... Un peu nerveux, répéta-t-il, songeur.

S'il n'avait pas grand doute quant à ce point, une véritable surprise s'afficha l'espace d'un instant sur son visage, et il cligna des yeux comme pour se recentrer et bien comprendre ce qu'il venait de lui dire. Il retint une moue, perplexe.

-Mes yeux? Qu'est-ce qu'ils ont, mes yeux?

Il ne voyait pas ce qu'ils venaient faire là, alors même qu'il avait un peu trop bien conscience de l'effet que ceux de Charles pouvaient avoir sur lui. Ternes, ou vifs, métalliques, accusateurs ou sereins, ces prunelles grises pourraient bien le tuer, en réalité. Ainsi devant lui, décontenancé pour une alarmante fraction de seconde, il réalisa qu'il l'aurait bien serré contre lui, comme il avait pu le faire quelques jours auparavant.

L'aîné ne pouvait poser de mots précis sur la tension qui les entourait à ce moment précis. Il détailla longtemps ce visage désormais si familier malgré le fait qu'il ne l'ai rencontré que trois fois dans sa vie, acceptant le silence, le bercant de ses bras, l'embrassant tout en entier. Oui, il était nerveux. Cela lui arrivait quand un autre type lui faisait face avec si peu de retenue et se décidait à le décortiquer de ses yeux vifs et calmes. Il ferma à demi les yeux et sa voix mourut en un soupir retenu tandis qu'il laissait ses pouces caresser lentement la peau agréablement chaude de son ami.

Tant qu'on y est, ami ? Était-ce le terme adéquat pour décrire Kyle ? La ligne était fine et avait été franchi à plusieurs reprises. Il se souvenait bien de leur proximité dangereuse dans le lit, l'autre soir, juste avant qu'il ne reçoive ce terrible coup de fil de sa sœur. C'était la même atmosphère, les mêmes paroles susurées.

Et dire que Kyle arriva à s'étonner des mots balancés sur le feu envers ses yeux. Charles n'avait pas de quoi broder autour de sa révélation. Il n'avait plus envie de parler. Pourtant, depuis leur première rencontre, les mots avaient constitué leur terrain de jeu. Or, là, ils ne jouaient plus. Charles se sentait stupide. Il s'était mis à rougir impunément. Il laissa ses mains descendre jusqu'au cou de son camarade. Le contact peau contre peau était électrisant. Ses yeux ? Il n'y avait pas de longs discours pour expliquer de quoi il voulait parler.

- Ouais. Ils me plaisent.