Bois bien plus que tu ne dois

Il ne comprit pas plus le sourire aux accents nostalgiques que le semblant de rire que lâcha son camarade, mais cela attisa au moins sa curiosité. Ce sourire, surtout, à dire vrai, car il était l'une de ces rares expressions que Kyle pouvait voir ce soir, parmi tous les faciès de la lassitude et du désespoir. Quel souvenir pouvait bien tirer cette réaction à son camarade, là gisait une question cruciale qu'il n'exprima pas verbalement de crainte de le voir disparaître aussitôt. Il ne dura pas, ne dura pas du tout, éphémère, et le plus jeune aurait cru l'avoir rêvé. Alors que Charles entamait ses explications, le chien vont retrouver sa place attitré contre le torse de son propriétaire, et ses paroles trouvèrent un public aussi intéressé qu'attentif. Car le jeune blond contemplait son Grenouille avec plus de curiosité qu'aucun professeur ne pourrait rêver, et semblait boire ses paroles. Il fallait dire que sa voix, fatiguée, avait toutefois quelque chose d'envoutant, et que comme songé plus tôt dans la soirée, Kyle était d'ores et déjà fasciné par le personnage. Il tiqua un peu, à l'entendre se reprendre avec tant de vivacité, car il en avait parlé comme d'une tradition familiale, d'un rite étrange et très actuel. Il ouvrit la bouche, décida d'attendre pour ne pas l'interrompre, et se laissa finalement happer par l'image que cela lui donnait. Des fêtes, disait Charles, et visiblement des fêtes aux mœurs débridées. Il eut la vision de la fête où il avait revu sa sœur, fronça le nez. Non. Ça ne pouvait qu'être plus grand, plus impressionnant que ça. Il médita le fait un instant, moue pensive au visage, la joue appuyée sur sa peluche avec une candeur alarmante une fois comparée à l'éclat froid de ses prunelles.

-Alcool et sexe, je vais finir par croire que toute l'humanité converge vers ces deux mots. Comme si l'Homme ne vivait que par et pour ça. C'est... Amusant. Mais je n'ai jamais vu personne atteindre un état autre que décadent après ça, marmonna-t-il sans grande conviction, avant de sourire en coin: Je me serais bien essayé à ces fêtes, à l'époque. T'entends quoi par débordements, hm? Tous nus dans la gaieté et le divin?

Il retint un petit son de satisfaction en le voyant piocher dans la réserve de biscuits, mais la façon dont ses lèvres se pincèrent pour justement retenir un sourire trahirent ce fait plus efficacement qu'aucune parole. Il conserverait ces images de fêtes endiablées durant un moment, nul doute là-dessus, car cela lui semblait être un pan de l'Histoire tellement plus enthousiasmant qu'elle reste. Il s'en fallait de peu pour qu'il aille éplucher tous les livres à ce sujet pour le simple bonheur de savoir. Savoir, et utiliser. Ses petits plaisirs.

-Tu es un gars de tous les vices, princesse, jusqu'au bout... Mais les viciés attirent les viciés, faut croire. T'es foutu, par contre, tu pourras plus jamais parvenir à me faire les poches maintenant que je connais tes penchants.

Il attrapa l'offrande sans broncher, lâchant un ricanement doux en l'avisant en train de lutter avec tant de vigueur contre une pauvre couverture inanimée. Il n'eut qu'à tendre le bras pour attraper un briquet qui traînait -était posé parfaitement à sa place- et allumer leurs cigarettes. Il ne fumait pas en intérieur, à l'accoutumée, mais n'avait pas la volonté de se lever pour aller à la fenêtre, ou attendre jusqu'au lendemain. Il ne tarda pas à tirer une latte, relâcha un soupir d'aise.

-Alcool, bacchanale, nicotine, et tout le reste... Le projet me paraît merveilleux.

Charles n'était pas très doué (ou n'avait pas envie, mais cela revenait au même) d'essayer de cacher ses émotions, ce soir. Après tout, même s'il lâchait quelques bourdes, son camarade ne l'interrogeait pas dessus et, même s'il était quasiment certain que l'intéressé stockait chaque information dans un coin de sa tête, car cela semblait être un penchant qui le qualifiait, il n'en avait cure. Il ne savait qu'à peine ce qu'était une bacchanale. Même s'il apprenait que la classe de grec d'Hambden s'était livré à la tentative d'en vivre une, quoi d'autre ? Il ne saisissait pas le grandiose ni l'importance de l'évènement dans l'esprit de ses aînés. Le mystique ne se comprend qu'en s'atteignant. C'était une expérience intraduisible, et même lorsqu'il avait tenté de l'expliquer à Richard, ce dernier n'avait pas saisi un tiers de l'histoire, alors qu'il était familier (dans la théorie) de ces pratiques. Alors un total initié... Il n'y avait pas de crainte à avoir. Charles haussa les épaules.

- C'est quelque chose de très mystique, bien plus mystique que festif, en fait. Les débordements découlent de l'état de transe, en quelques sortes. Par débordements, j'entends culte de la chaire. Une orgie, si tu préfères, même si je trouve que le mot n'est pas très adapté.

En entendant la répartie de Kyle, il laissa échapper un autre sourire. Aussi loin qu'il pouvait s'en souvenir, il n'avait jamais fait les poches à qui que ce soit. S'il y avait de bien forts remous dans l'océan de ses pêchés, l'avarice n'en faisait pas partie. Il avait grandi en pauvre (relatif dans le temps, plutôt virulent aujourd'hui) plutôt assumé, mais quand il devait par un terrible coup du sort emprunter de l'argent à quelqu'un, il faisait mille manières pour tout rendre en bonne et dûe forme et le plus vite possible. Pas de dettes ; jamais de dettes.

- Quel dommage, répondit-il seulement, sa répartie noyée dans le cours profond de ses pensées. Mais c'est vrai que c'est un merveilleux programme du vice. Il faudrait rajouter un peu de sang à cette histoire. Meurtre, suicide, à toi de voir.

Il s'avanturait sur une pente dangereuse avec un frivolité qui ne lui était pas familière. Il tira pensivement sur sa cigarette, rassemblant la couverture autour de lui pour éviter de mourir de froid. Pourquoi avait-il aussi froid alors que l'autre, en tee-shirt, semblait nager comme un poisson dans l'eau ?

Mystique. Encore un mot fort, un mot qui à bien y réfléchir n'était que très peu employé dans le langage courant. Cela lui plut, une nouvelle fois. Mystique... Dans une fête, pourtant. Il n'était pas certain de comprendre, pas même certain de pouvoir saisir une infime part de ce que lui exposait son camarade, mais l'idée le charmait. Même si tout cela semblait d'un décalage monstre, d'un autre monde. Débordement, chair, orgie et ivresse. À voir son attitude, Kyle semblait se prêter de très près à ce type de réjouissance, et pourtant il en était un étranger complet. Ce n'était ni son monde, ni ses pulsions premières, et il n'avait de toute manière pas eu l'occasion de se livrer à de grandes transes, pour ainsi dire, dans les années passées reclus, isolé de tout. Alors si cela parlait de sexe, il n'était qu'un merveilleux parleur, guère plus. Ces histoires piquaient sa curiosité, et il plissa les yeux, avec un léger sourire aux lèvres, avant de mettre les pieds dans le plat sans chercher l'élégance ou le tact:

-Tu m'as l'air bien renseigné sur le sujet... Serait-ce du vécu plus encore que de simples connaissances? Je rajoute la chair, sur ta liste de péchés?

Il eut un rire, détaché, reporta son regard sur le plafond de nouveau sans faire attention au fait que Charles continuait de se blottir dans la couverture comme un perdu. Avec le peu de chair qu'il avait sur les os, il n'avait pas grand chose pour lui tenir chaud. Kyle, de son côté, avait tous les muscles déliés de l'homme en pleine santé, et n'avait de toute façon jamais été frileux. Encore un point positif de son petit séjour loin de chez lui, c'était de savoir se contenter de peu, et ne se plaindre de rien. Moins encore du froid. Son esprit, qui commençait malgré tout peu à peu à rouiller avec les heures qui défilaient, s'éveilla à l'énonciation des mots doux, des mots interdits. Il toussa, un instant, chassant de ses poumons la fumée qui s'y était presque bloquée avec sa surprise. Qu'il en vint à parler de ça le surprenait, et il riva cette fois des yeux glacés, et un visage inexpressif sur son Grenouille.

-J'ai bien cru que t'allais te suicider sous la douche, alors évitons de flirter avec ce domaine encore un moment. Meurtre? Nous sommes deux, ici, pour le moment. Plus personne pour parler ensuite, c'est d'une tristesse... Et le challenge me paraît limité. (Un petit regard, sarcastique, provocateur, sur son compagnon si frêle.) T'es certain de pas préférer une glorieuse orgie?

Il laissait planer ses mots avec un timbre neutre, plus proche de ce ton qu'il employait pour prendre du recul par rapport à la situation. Se désolidariser. S'éloigner. Il continuait sur le sujet, de façon détournée, cependant. Un meurtre. Il ne fallait pas être un génie pour réaliser que ce genre de conversation ne pouvait prendre naissance de façon aussi naturelle entre deux personnes qu'on qualifierait de normales.

Kyle, malgré les apparences qu'il se donnait, n'avait pas l'air d'être un type avec ce genre de penchants. Après tout, on parlait là de quelque chose de très ancien, que même eux avaient eu du mal à cerner pendant de longues semaines, alors qu'il baignaient dans la culture greco-romaine depuis de nombreuses années. Il fallait être sacrément timbré pour s'adonner à ce genre de pratiques. Il eut un faux rire dénué de toute trace de joie.

- Ne dis pas n'importe quoi, personne n'en a fait depuis plus de deux mille ans. (Il marqua une pause, tira sur sa clope) Oui, en effet, on a essayé.

Il ne précisa pas le "on", et ce n'était peut-être même pas nécessaire.

Lui, c'était tout l'inverse. Depuis son passage à la cloche, son corps avait du mal à supporter le froid. Dès que les températures chutaient, il se remettait à souffrir de tous les os, à sentir ses articulations protester et ses poumons siffler, vieux restes de ses mois à la rue. Il y avait survécu, à ce funeste hiver. Mais il avait laissé des traces indélébiles.

Quand à la douche, Kyle n'était pas très loin de la vérité. Charles frictionna ses mains, leva un peu les yeux.

- C'est pas passé loin, mais je ne voulais pas salir ta merveilleuse salle de bain. Comme tu l'as si bien dit, le sang c'est un de ces galères, à nettoyer... Quand au meurtre, je ne pense pas qu'il soit nécessaire. Je suis trop crevé pour ne serait-ce que penser à tuer qui que ce soit.

Il n'avait pas l'âme d'un tueur. D'un toxicomane, d'un alcoolique, d'un névrosé, et bien d'autres, et pires, peut-être. Mais pas d'un tueur. Il était meurtrier malgré lui. Ce n'était pas lui, le vrai psychopathe. La nature avait bien fait les choses, et le véritable fautif reposait aujourd'hui six pieds sous terre. Cela n'apportait à Charles pas la moindre once de satisfaction. Il lutta contre l'envie de se prendre la tête entre les mains et de ne pas bouger pour au moins vingt-cinq minutes.

- Et pour l'orgie... (Il hésita à jouer le jeu, un instant, mais toute sa libido avait fâné depuis des lustres et rien que l'idée de devoir avoir un rapport charnel le fatiguait atrocement) je passerai mon tour.

Personne n'avait osé en faire depuis deux mille ans, disait Charles, mais Kyle eut à peine le temps de réfléchir sur ces propos qu'il les réfuta, sans plus de développement. Il avait essayé. Ils avaient essayé, même si le visage de ces "ils" était inconnu, et que le plus jeune se souciait peu de disperser les ombres qui planaient sur ce pronom. Le rire que son camarade avait lâché était faux, sans aucune forme de joie, et il se demanda ce que pouvaient évoquer ces bribes de mémoires qu'il lui partageait. S'ils avaient essayé, mené l'expérience, jusqu'où cela était allé? Dans le contexte actuel, il ne voyait que des jeunes, ivres morts sans doute, en train de dérailler lentement et sûrement vers des contrées noires qu'âme humaine ne voudrait explorer. Il se mordilla la lèvre, une seconde, mais avec assez de vigueur pour se faire saigner. Il avait un rapport très abstrait à la douleur, aux limites, de toute manière. La question lui brûlait la langue. Il n'avait jamais envisagé telle pratique, et désormais il se demandait comment il avait pu l'ignorer aussi longtemps.

-Ça a réussi? Qu'est-ce que tu as ressenti?

Il l'observa avec une convoitise guère dissimulée, les yeux brillants d'un froid désir de savoir. Le même désir qui dictait bien de ses actes. Charles semblait avoir plus froid que de raison, et il se demanda un instant si c'était cette sensation étrange dans sa poitrine qui l'empêchait d'avoir lui-même les doigts gelés. Il tressaillit, l'espace d'un instant, redressa le dos. La mention des pensées suicidaires de son Grenouille de parvint pas à le détourner de sa question première, le fit cependant ciller un peu, pour une fois. Il ne grimaça pas, n'exprima ni compassion ni peine, mais son expression changea imperceptiblement malgré le sourire dont il orna ses lèvres.

-Une galère, ouais. Même si je n'ai jamais touché au nettoyage de près ou de loin..., et la phrase plana un instant, alors qu'il suspendait sa syllabe avant de reprendre: Excellent, je ne tenais pas non plus à tâcher le canapé.

Il retint un bâillement, en réalité, s'affaissa comme une poupée contre les coussins, après avoir basculé pour changer de position. L'inconfort gagnait ceux qui ne bougeaient pas, et il ne voyait pas comment Charles parvenait à maintenir sa position de prostré aussi longtemps. Son cerveau éteint devait l'empêcher de ressentir autre chose que son mal-être intérieur.
Kyle masqua son soulagement lorsque l'aîné déclina les propos qui commençaient à déraper, se contenta d'un air malicieux. Il était bien beau parleur, mais il ne savait pas lui-même jusqu'où ses mots pourraient le suivre avec autant d'aisance. Les sujets qu'il ne maîtrisait pas restaient brûlants et délicats à manipuler. Il ne résista pourtant pas au fait de susurrer un bas, presque inaudible "Dommage" histoire d'avoir le dernier mot. Le silence fut maître durant quelques minutes, puisqu'il sentait une douce torpeur remonter dans son corps, une fatigue agréable, mais qu'il ne souhaitait pas piquer du nez si tôt. À supposer qu'à une telle heure, il soit trop tôt. Il n'avait pas fait de nuit blanche depuis longtemps. Pas volontaires, du moins.

-T'es un tragédien plutôt cool, princesse. Je pourrais bien me faire à ton existence.

C'était la forme la plus proche d'un compliment sincère que le plus jeune pouvait prononcer. Tout un détour, tout un non dit, pour un simple "Je t'apprécie" qui ne verrait jamais le jour. Il n'était pas expressif. Il ne semblait même pas réaliser que c'était de l'appréciation, ce type de ressenti. Il se disait simplement que celui là, il n'oublierait pas son nom le lendemain.

Charles daigna enfin bouger pour pencher la tête, plongé en pleine réflexion. Sa cigarette, qui se consumait dans sa main, lui brûla le doigt et la morsure de la douleur le réveilla brusquement.

- Eh bien, ça a été long à réussir. Nous avons essayé peut-être dix ou quinze fois. La partie difficile était de comprendre comment accéder à cette transe dont je t'ai parlé. Les premières fois, nous avons juste fini par s'endormir dans la forêt à cause de trop d'alcool. Nous avons étudié les choses. Essayé tout un tas de trucs. De très longs jeunes, des veillées, de petites doses de poison.

Il sourit pour lui-même en repensant à Francis qui s'arrachait les cheveux en voyant que rien ne marchait et qu'ils tournaient en rond pendant des semaines. Il souffla une volute de fumée vers le plafond.

- Mais nous avons réussi. C'était... Indescriptible. Nous nous souvenons tous de choses différentes, en fait. Je me souviens d'avoir chassé une biche sur des kilomètres. En réalité, je traquais seulement ma soeur. Et puis...

Il se tût. Les souvenirs n'étaient pas que joyeux. Le sang sur ses mains ressortait comme un clou rouillé sur un mur. Il avait laissé sa phrase en suspend sans s'en rendre compte et ne semblait pas prompt à la continuer. Etrangement, parler de ses penchants suicidaires le mettaient moins mal à l'aise que de parler du premier meurtre d'une longue série. Il nota le changement d'expression de Kyle et rétablit le contact visuel.

- Je ne te promets pas que tu n'auras rien à nettoyer avant le matin mais je vais faire de mon mieux pour me retenir. Peut-être que tu auras le loisir de profiter de mon existence encore quelques heures.

Il eut un sourire maladroit, comme un enfant, et s'enfonça, si c'était possible, encore plus profondément dans le canapé. Il avait capté le compliment et son demi-sourire était un miroir de gentillesse.

Il avait fini sa cigarette depuis peu, et la nicotine détendait son corps plus que de raison. Le sommeil guettait son heure, accentuait cette sensation de plénitude complète qu'il sentait irradier dans chacune de ses fibres. Il n'aurait pas pu souhaiter meilleure fin de soirée, alors même que leurs conversations fluctuaient, oscillaient entre l'acceptable et le morbide. Tous ces essais... Dix. Quinze tentatives. Il eut un rictus léger, teinté d'amusement, alors que l'image se formait dans sa tête. Charles, plus jeune, qu'il détaillait des yeux à l'instant même pour que la vision n'en soit que plus réelle. Des gens, autour, il ignorait combien, voyait des visages que son cerveau recomposait au gré des envies. Tous endormis à même le sol, entourés de bouteilles, ou frôlant une belle forme d'hystérie. L'évocation du poison lui fit arquer un sourcil curieux, et il se dit qu'avec un corps dans un tel état, il ne devrait même pas être étonné que Grenouille ait eu des expériences discutables. De ce qu'il en avait vu, dans la salle de bain, elles allaient même au-delà de ce que supporterait le commun des mortels.

Le récit stoppa aussi nettement qu'il avait commencé. Kyle en fut un instant frustré, alors qu'il s'imaginait encore cette étrange Chimère d'un jeune Charles, lâché en pleine nature. En pleine traque. Ce mot avait à lui seul une signification lourde, et le jeune blond posa sur son aîné un regard des plus entendus. Il avait compris, au moins partiellement, quelque chose. Là, le secret gisait là, dans cette forêt ou une autre, dans ces années-ci et ces bacchanales. Il soutint les prunelles d'acier qui retrouvaient les siennes, pencha vaguement la tête de côté, et eut un petit sourire. Soit. Il n'irait pas creuser dans ces décombres ce soir. À chacun ses énigmes, et il avait déjà bien des révélations à son compte, tandis qu'il n'avait laissé filer que de rares indications pour sa part. Sobriété était maîtresse de contrôle.

Le sourire de Grenouille fut des plus charmants, si quelqu'un tenait à le savoir. Son attitude était touchante, dans cette façon qu'il avait de disparaître dans le canapé en se raccrochant à la couverture à ses épaules. Kyle cilla, un instant, battit des cils comme s'il venait de s'éveiller, et esquissa un sourire en coin qui s'avérait plutôt candide face aux précédents.

-Même quelques heures, je prends, princesse. J'aurais au moins l'orgueil de pouvoir dire que j'ai gardé quelqu'un éveillé jusqu'à l'aube, souffla-t-il avec un rire.

Il finit par fermer les yeux, serein. Oh, il ne dormait pas, mais baissait visiblement sa garde. Son corps avait glissé, en partie, de sorte qu'il était calé comme un bienheureux dans ses coussins. Sans la glace de ses prunelles, il en paraissait presque normal. Il n'aimait toujours pas le silence, mais savoura celui-ci, qui semblait moins lourd par la seule présence d'une tierce personne, qui remplissait l'espace. Pourtant il finit par reprendre parole, à mi-voix.

-Parfois j'ai l'impression d'avoir été en transe durant des années. Ou de l'avoir été à un moment donné sans le vouloir. C'est idiot.

En réalité, les faits s'étaient passés il y a moins de deux ans. Charles n'était pas beaucoup plus jeune, mais il n'avait définitivement pas le même physique dans le temps. Jadis, il ressemblait encore à un jeune homme, un peu similaire à Kyle, peut-être moins ironique et plus chaleureux. Il n'avait pas un air de vagabond affamé et avait une coupe de cheveux présentable.

Charles soutenait son regard d'un air sombre. Son sourire avait disparu. La fatigue et l'ivresse le faisaient changer d'humeur toutes les trois secondes de manière désagréable. Il ne supportait plus grand chose, tout le poids du monde pesant sur ses épaules. Kyle ne le pressait pas et restait hors de sa zone de confort, ce qui l'arrangeait bien. Il était terriblement confus, les voix venant un peu de partout à la fois - il devait se forcer pour ne pas tourner la tête - et son cerveau captant les informations avec un temps de retard. Il n'arrivait pas à analyser et avait de nouveau envie de pleurer, mais rien ne sortait.

- Il ne sera pas difficile de me garder éveillé. Vivant sera définitivement plus compliqué. Mais tu as l'air talentueux dans ce que tu entreprends, ajouta-t-il d'un ton plus léger.

Il observa Kyle fermer les yeux et en profita pour laisser son regard s'égarer librement. Son esprit tournait comme un oiseau en cage. Son cœur tambourinait intensément. Il était persuadé qu'il faisait tant de bruit que même Kyle pouvait l'entendre au milieu du silence. Il l'écouta d'une oreille distraite, désorientée.

- Je ne pense pas que ce soit idiot. J'ai souvent eu cette impression aussi. Tout est flou, tout a l'air étrangement irréel.

Il ne faisait que retranscrire ce qu'il ressentait au moment même.

- C'est de cela dont tu veux parler ?

Les yeux ainsi clos, Kyle ne faisait plus attention aux changements d'expression de son camarade. Non pas qu'il y accordait peu d'importance, mais quels détails futiles pouvaient encore en avoir à une heure pareille? La fatigue était maîtresse, alors même qu'il était encore tout à fait en état de tenir des heures durant. Il préférait s'économiser la peine de contempler inlassablement la silhouette à peine éclairée de Charles, même si cela s'avérait être un exercice des plus divertissants, qu'il était parvenu à maintenir bien trop longtemps. Il se doutait que l'aîné n'était pas au meilleur de sa forme, fatigue, faim, ivresse et lassitude se mêlant dans un corps fragile pour créer un détonant cocktail de désespoir. Il retint un bâillement, pensif, se blottit presque contre sa peluche tout en se tournant de côté, presque en position fœtale, sûrement pour laisser à Grenouille un espace suffisant tout en faisant tenir sa grande carcasse sur le canapé.

-J'espère avoir assez de talent, dans ce cas, ajouta-t-il avec nonchalance, comme s'ils parlaient simplement d'art ou d'un banal événement du quotidien.

Alors qu'ils conversaient du suicide probable, réfléchi, et envisagé de cette épave humaine qui demeurait à ses côtés. Nul homme n'aurait dû pouvoir en parler avec un tel détachement. C'était comme s'il vivait la scène hors de son corps. Spectateur. Encore, toujours spectateur de ce qu'il se déroulait. S'il avait pu voir les yeux égarés de son compagnon, cela l'aurait au moins informé de combien les voix étaient fortes. Combien son cerveau était atteint, sans doute. Il dût sentie une fluctuation, quelque part, dans la voix qui énonçait des faits, car ses yeux s'entrouvrirent, bien qu'à peine, retrouvèrent la silhouette de Charles qui baignait dans la vague lumière de la pièce.

-Ça ressemble à ça, oui. Plutôt une sensation d'être hors du monde. De regarder, alors que tu agis. D'être extérieur à tout. (Une pause, un regard balayant son compagnon de haut en bas -ce que laissait voir la couverture, toutefois.) Tu déconnectes encore. Elles sont plus fortes, j'imagine. Qu'est-ce que ça peut dire, des voix pareilles?

Kyle était un ange. Il se pelotonnait près de sa peluche comme un jeune enfant et Charles le considéra avec une certaine tendresse. Lui était planqué au fond des coussins. C'est presque si seulement sa tête ressortait du canapé, son corps caché par la couverture. Il vrillait à nouveau et essayait de se concentrer, de fixer son attention sur quelque chose, mais son esprit glissait lentement vers la crise d'angoisse et tout ce qu'il pouvait faire était lancer des regards effrayés un peu partout à la fois en serrant son misérable rempart contre son torse. Le détachement de son compagnon était une aubaine - il n'aurait pas été en état de supporter une simili morale ou un discours à propos d'à quel point la vie vallait la peine d'être vécue, parler des chemins de l'univers et de l'importance de sa présence sur Terre. Il ferma les yeux quelques millisecondes, dodelinant de la tête. Kyle avait rouvert les yeux et il sentait le poids de son regard sur ses épaules. La luminosité commençait à monter, signe que le matin était sur son chemin. Cependant, la semi-obscurité était agréable et étrangement réconfortante pour Charles. Il se frotta le visage d'un air épuisé. Il avait les mains glacées.

- Ouais, je vois. Ça t'arrive souvent ? demanda-t-il, sérieux comme un moine bouddhiste.

Ça, oui, il déconnectait totalement. Suivre la conversation était une épreuve de tous les instants. Il se prit la tête entre les mains et inspira de grandes bouffées d'air. Que disaient-elle ? Souvent pas grand chose de très intéressant. La plupart du temps il ne les comprenait même pas. Sa voix était habitée d'un léger trémolo quand il reprit la parole.

- Je sais pas. Je sais pas. Mais elles tournent. J'ai l'impression qu'elles viennent de dehors.

Cela n'avait pas beaucoup de sense, mais lui-même n'y comprenait rien. Il releva la tête, se prit une nouvelle cigarette. Ses mains tremblaient de manière incontrôlée.