Life can be rude sometimes, but there is always a light somewhere in the darkenss
Je suis arrivée par un froid matin d'hiver, alors que la neige recouvrait la campagne Ukrainienne d'un épais manteau blanc. Un 25 décembre, l'un des derniers jours de l'année 2000, éphémère transition entre deux siècles.
Cadeau du Ciel? C'est ce que ma mère me répétait sans cesse. Et, soyons honnête, je me suis toujours plue à le croire. Cependant, on ne peut pas dire que je lui aie facilité la vie, bien au contraire... Mais laissez-moi vous raconter mon histoire.
Alors que je vivais dans la petite ville tranquille de Krasylivvka, située à quelques kilomètres à l'Est de la capitale, eut lieu la révolution orange qui débuta le 21 novembre 2004. A cette occasion, les Etats-Unis soutinrent le peuple Ukrainien qui contestait avec véhémence l'élection de son nouveau président. Et malgré la victoire populaire, quelque chose, ce jour-là, fut définitivement brisé.
Nous nous mîmes à vivre dans la peur de retourner sous le joug russe, qui nous avait si longtemps opprimés. Cette névrose générale devint bientôt si forte que, dans la rue, les gens se regardaient en chien de faïence, cherchant à déceler parmi eux les traîtres soutenant Vladimir Poutine.
Alors, deux ans plus tard, l'atmosphère plus que tendue qui pesait sur le pays acheva de décider mes parents qui, sans plus attendre, prirent avec eux le strict nécessaire et fuirent une contrée qui menaçait cruellement de perdre sa liberté.
Naturellement, ils choisirent de s'établir aux Etats-Unis et, plus précisément, débarquèrent à Los Angeles avec moi, 6 ans et des poussières, dans leurs bagages. Et pourtant, la période troublée que nous traversions était loin d'être terminée.
Bien que nous n'ayons pas été habitués à l'étouffante chaleur qui régnait en Californie, nous fûmes heureux quelques temps. L'euphorie que nous ressentions à ce moment-là était d'ailleurs certainement en partie responsable de notre état d'esprit.
Nous nous établîmes donc dans une petite maison, située dans une banlieue calme de la grande ville. Mon père, bien que ne parlant pas un mot d'anglais, trouva rapidement du travail dans l'équipe de jardiniers du quartier, et ma mère s'occupa de moi, qui n'étais pas encore scolarisée. Mais les relations entre mes parents se dégradèrent rapidement et, un soir, alors que ma mère revenait du marché avec moi pendue au bout de son bras, mon père avait quitté la maison.
Il n'avait laissé qu'un seul mot :
"до побачення". (Adieu)
Cette nuit-là, lorsque, depuis ma petite chambre, j'entendis ma mère sangloter dans le salon, j'ignorais encore que je ne le reverrais jamais.
A partir de ce moment, notre situation se dégrada rapidement. Ma mère, comme beaucoup de femmes de l'Est, n'avait jamais travaillé et ne possédait aucune qualification. Elle ne parvint donc pas à trouver de travail, et nous fûmes donc contraintes, à défaut de pouvoir payer le loyer, de quitter notre logement. Nous survécûmes dans la rue, puis atterrîmes un peu par hasard dans un squat sale et en ruine du quartier de Watts, l'un des plus miséreux du pays. A cette période, nous étions dans une telle galère que ma mère envisageait un retour en Ukraine.
Puis elle tomba sur cette annonce, dans le journal. Il traînait là, sur le trottoir, tourbillonnant sous la brise chaud et malsaine qui soulevait la poussière grise. Elle le ramassa, un peu machinalement. Il était déchiré, et il manquait la moitié des pages. Mais cette offre d'emploi, elle, était intacte.
"Bonne famille de Los Angeles recherche femme de ménage/cuisinière/bonne, afin de remplacer un membre de son personnel parti à la retraite. URGENT!
Si vous êtes intéressé(e), veuillez contactez Madame Ester BUCHANAN."
Aussitôt, ma mère fit le nécessaire. Elle dépensa le peu d'argent qu'il nous restait dans deux robes, certes simples, mais de bonne faction, et deux paires de chaussures noires vernies. Elle me coiffa, se maquilla, entassa nos maigres possessions dans une valise, et alla directement sonner chez les Buchanan en brandissant l'annonce devant leur nez.
Ceux-ci furent d'abord très surpris par l'irruption impromptue de cette femme, qui ne parlait pratiquement pas leur langue, sur le pas de leur porte. Mais son audace et sa ténacité les séduisirent, et ils la mirent tout de suite à l'épreuve. Je crois bien qu'elle les époustoufla par son sérieux et son efficacité, car, le soir-même, ils l'engagèrent.
Thomas Buchanan, le père de famille, nous installa dans une petite dépendance construite à quelques encablures de la grande villa qu'il occupait. Et même s'il ne s'agissait que d'un petit appartement composé de trois pièces, pour nous, c'était un véritable palace. Commença alors pour nous une nouvelle vie, auprès de cette famille a priori aussi parfaite que le marbre lisse d'une statue. Enfin... Jusqu'à ce que l'on gratte un peu le vernis.
Monsieur Buchanan était un homme d'affaire réputé, affable et souriant, perpétuellement vêtu d'un costume ajusté à la perfection, et qui avait toujours un mot aimable ou un geste d'affection à mon intention. Il m'avait même un jour glissé qu'il avait toujours rêvé d'avoir une fille, et il m'appelait sa "petite poupée Russe". Il devint rapidement un père d'adoption pour moi, et me permis aussi bien de l'appeler Thomas que de le tutoyer.
Sa femme, à l'inverse, était hautaine et cynique. Inutile de préciser que je ne l'appréciais pas, ni qu'elle nous le rendait bien.
Celle-ci gardait avec nous une distance très snob et voyait d'un mauvais œil la proximité que son mari mettait un point d'honneur à cultiver. Il suffisait qu'elle pose sur moi son regard froid, dénué de toute émotion, pour que je me liquéfie. Elle refusait d'ailleurs catégoriquement, malgré les insistances de son mari à ce sujet, que je rencontre son fils, le prénommé Clyde Buchanan. Il se passèrent donc bien trois ou quatre mois supplémentaires avant que je ne fasse sa connaissance.
Cela arriva un peu par hasard, un jour où je jouais dans la cour avec une nouvelle poupée offerte par mon "père" d'adoption. Ester Buchanan était partie en voyage en Europe avec l'une de ses amies, et un certain relâchement pouvait aisément s'observer parmi les occupants du domaine.
Probablement libéré des obligations que lui imposait quotidiennement sa mère (mais les respectait-il vraiment?), un garçon d'environ mon âge, aux cheveux bruns presque noirs, fit irruption à mes côtés tel une tornade.
"T'as conscience qu'entrer dans le jardin des gens c'est un genre de crime en Amérique ?" hurla-t-il en me pointant du doigt.
Je ne lui répondis pas, ne comprenant pas ce qu'il disait, et me contentai de sourire en lui tendant le jouet, comme une invitation.
A partir de ce moment-là, nous ne nous quittâmes plus, au grand dam de la maîtresse de maison. Notre relation se basa essentiellement sur les chamailleries, et nous nous débrouillâmes pour n'être jamais d'accord sur rien. Sauf lorsqu'il s'agissait de bêtises, que nous prenions un malin plaisir à accomplir ensemble.
Nous nous entendions comme chien et chat, cela afin de cacher la profonde affection que nous avions l'un pour l'autre. Car qui voudrait toucher à mon grand frère aurait affaire à moi.
Ensuite, lorsque nous eûmes 16 et 17 ans, les parents de Clyde divorcèrent, mettant au jour une relation adultère de longue date entre ma mère et Thomas. Cette ultime trahison, doublée de l'abandon de sa mère, eurent raison du peu de liens que Clyde entretenait encore avec sa famille et, dès la rentrée suivante, il s'enfuit en Oregon et s'établit chez une tante habitant à proximité de son université, la très réputée académie Blackwell.
Quant à moi, il me fallut attendre une année supplémentaire afin de finir le lycée pour pouvoir enfin le rejoindre.
C'est durant cette même année que le père de Clyde et ma mère se marièrent en secret, sans même prévenir celui qui devenait officiellement mon demi-frère. Nous déménageâmes donc toutes deux dans le manoir familial dans le courant du mois de mai.
Clyde ne rentra pas cet été-là.
Aujourd'hui, cela fait donc plus d'un an que je ne l'ai pas vu et, à présent que je m'apprête à faire ma rentrée dans la même école que lui, j'appréhende sa réaction tout autant que son comportement envers moi. Ces quelques mois durant lesquels nous avons été séparés pourraient-ils avoir eu raison des liens qui nous unissaient? Et comment lui annoncer ce que nos parents lui ont si longtemps caché?
Au-delà de ça, je me dois d'admettre que je suis totalement tétanisée à l'idée de vivre éloignée de ma famille, de mon cocon, et de ma zone de confort. Moi qui avais trouvé un équilibre, voilà que j'envoyais tout valser.
Mais les ambitions personnelles qui étaient les miennes méritaient bien que je me mette en danger, n'est-ce pas?