Alex Wolf | Le Sculpteur aux Yeux de Glace

Les petits frères suivent toujours les plus grands, n’est-ce-pas ? Ils les voient comme leurs modèles, tentent d’être comme eux. Alex n’était pas comme ça.  En réalité, c’était plutôt l’inverse. Lui jouait seul, inventait ses propres univers. C’était sa sœur, de quatre ans son aînée, qui venait voir ce qu’il faisait, et passait du temps avec lui. Un jour, ils restaient l’un à côté de l’autre, perdus dans leurs propres pensées ; le lendemain, leurs jeux d’enfants se mélangeaient, en formaient de nouveaux. Ils allaient aussi aider leur mère, tentant tant bien que mal de ne pas se mettre entre ses pattes. Être mère célibataire de deux enfants n’est pas chose facile, surtout quand la famille ne cherche pas forcément à aider, et que le plus jeune est guidé par une curiosité sans faille. Leur père était parti peu après la naissance d’Alex ; il s’en est toujours voulu pour cela, secrètement persuadé que son arrivée au monde était l’une des causes de la séparation de ses parents.

La famille a toujours été une notion importante pour le jeune homme. Sa mère et sa sœur passent avant tout, mais il tient aussi à ceux qu’il ne voit que peu. Les réunions de familles étaient rares, chacun vivant aux quatre coins du Pays de Galles. Mais il y en avait, de temps en temps ; pour les fêtes ou les grandes occasions, en général. Ce fut lors d’une de ces réunions que son oncle, voyant sa sœur et son cousin jouer à la princesse et au chevalier, la petite fille feignant de se rebeller contre un dragon invisible, s’exclama en riant :

« Les garçons doivent protéger les filles ! »

C’était une plaisanterie, bien sûr. Mais dans son esprit d’enfant, cela secoua quelque chose : une petite graine d’idée, qui fit remonter tous les souvenirs des moments où sa sœur l’avait protégé des dangers du monde : le chien du voisin, un grand berger allemand qui aboyait dès que quelqu’un passait devant son jardin ; les enfants un peu plus grands que lui, qui passaient parfois leur temps à le taquiner plus ou moins méchamment, sans raison… Diverses choses, anodines pour n’importe-qui, mais terrifiantes pour un petit garçon. Une petite graine germa en lui : il devait protéger sa sœur, et sa mère.

Cette idée grandit en même temps que lui. Arrivé au lycée, il n’était plus le même. Lorsqu’il avait le temps, il se musclait un peu. Ce qui était un but est devenu une habitude, surtout en cas d’ennui. Ainsi, ses larges épaules, ses yeux de glace qui semblaient vous transpercer l’âme et sa grande taille l’avaient rendu plus intimidant. Sa mère le complimentait souvent pour cela, et le taquinait aussi. « Tu pourras bien nous protéger en cas de problème ! » Elle ne savait pas à quel point cela lui tenait à cœur.




Ils déménagèrent à la fin de sa dernière année de collège. Il entra au lycée dans une ville voisine d’Arcadia Bay, où son accent gallois ne passa pas inaperçu. S’il avait pris l’habitude de soulager sa mère et sa sœur de leurs problèmes, lui en avait aussi, bien que cela le laisse de marbre au début. Il était sans cesse isolé, à la fois de par sa propre volonté, mais aussi par celle des autres. Certains le craignaient, la majorité le prenaient de haut. Après tout, un étranger qui passe son temps seul à dessiner, qui se montre froid avec tout le monde, c’est bizarre, non ? Pour les élèves de son lycée, ça l’était. Parfois, les mots dansaient dans son dos ; mais il n’avait jamais rien eu à faire des médisances. Mais il détestait qu’on s’en prenne aux autres.

C’est en voulant aider un élève plus jeune que lui, harcelé par un groupe de terminales, qu’il se battit pour la première fois. Ils étaient en surnombre, et il eut la chance de s’en sortir en un seul morceau. La victime s’était enfuie, tant mieux. Cela lui permit de ne pas détester ce combat ; après tout, il avait pu venir en aide à quelqu’un. Mais les rires des harceleurs le dégoûtèrent. Et l’inquiétude qu’il lut dans les yeux de sa mère alors qu’elle pansait ses blessures le dissuada de recommencer.

Il s’était détesté de lui faire autant de mal, elle qui s’était démenée pour leur bien. Par peur de revoir cette étincelle de douleur dans ses yeux, il cessa définitivement de poser des questions. Ses interrogations d’adolescent, sur ce monde cruel et complexe, il les garda au fond de lui. Ses tourments, il apprit à les extérioriser autrement que par les mots. C’est à cette époque qu’il se plongea dans la peinture, puis la sculpture. Ses mains ont appris à manier le pinceau et modeler la terre ; et ses lèvres restèrent closes.




Garder le silence. Être autonome. N’inquiéter personne. Ce sont ces pensées qui firent de lui ce qu’il est aujourd’hui. Il s’est habitué au silence quasi constant et à la solitude. Il répond à ses propres questions en écoutant, observant, cherchant. Sa curiosité muette lui a dévoilé les deux faces du monde : l’une est douce, touchante ; l’autre est sombre, violente. Il a appris à résoudre ses problèmes seul. Il a travaillé longtemps pour pouvoir payer une partie de son entrée à Blackwell. Là, il semble s’épanouir. Lentement, certes, mais il ne se sent pas aussi oppressé qu’au lycée. Ici, personne ne se soucie réellement des autres. Chacun est libre de faire ce qu’il veut, tant qu’il ne brise pas les règles. Son esprit sauvage et curieux, enfin libre, les ignore souvent, ces règles, mais au fond, il ne fait rien de mal. Il reste dans son coin, ni dérangé, ni dérangeant personne.

Ses escapades dans le campus et dans la ville lui ont enseigné de nombreuses choses. Sous ses airs de petite ville tranquille, Arcadia Bay cache une face obscure. Dans les ombres, les prédateurs rôdent. Alors il garde ses sens aux aguets. Peu à peu, il apprend à donner l’impression d’être plus sombre qu’il ne l’est vraiment. Pour éloigner les prédateurs, il faut en devenir un.

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