Le décor se reflète dans les écumes roses de mon Cosmopolitan. Le cocktail me renvoie l’image de ma jeunesse, de l’adolescence qui passe dans les écrous du sport, la colère de n’être rien sinon le pantin de mon père, le défoulement du foot américain et les cris de joie, les soirées qui s’éternisent sur les dernières heures de la nuit, sous une platine d’alcool qu’on ne revendique pas et tenir les cheveux d’une inconnue qui vomit dans les toilettes d’un autre inconnu qui comate déjà sur un canapé tâché de bière.
Sylvie était de ces adolescentes qui finissaient dans le jacuzzi avec les jocks, un shot de vodka à la main. À l’époque, on buvait plus pour être saoul que par goût de l’alcool. J’admets sans mal que déjà, je comprenais mal cette passion pour ne pas être soi, perdre le contrôle dans une danse qui effleurait les étoiles du bout des doigts. Toucher les étoiles, oui, mais à quel prix ? Je crois que personne ne le savait vraiment jusqu’à ce que quelques élèves de l’école percutent un camion dans une brise éméchée, laissant trois personnes mortes et deux, handicapées. Je les connaissais mal, pourtant j’avais vu leurs visages à de nombreuses reprises lors des soirées après les jeux.
Adolescence fiévreuse.
Après ça, Sylvie a promis de ne plus jamais boire, et pour sa défense, elle disait toujours qu’elle arrêterait, au lendemain des cuites. J’y croyais, au moins autant qu’elle et j’ai donné plus de chances qu’elle ne m’en a jamais offert, mais mes défauts étaient toujours pires que les siens.
Malgré moi, je me sens nostalgique, quand mon mariage est venu s’écrouler dans les dernières années. Si on m’avait dit, il y a trois ans, que je devrais me représenter sur la scène amoureuse d’Arcadia Bay, presque cinquantenaire et fatigué par la vie, je n’y aurais probablement pas cru. Une part de moi se dit
à quoi bon ? , et c’est vrai, à quoi bon ? J’ai passé la majorité de mon existence aux côtés de Sylvie, et maintenant qu’elle n’a plus besoin de moi, j’avoue ne pas bien savoir à quoi je sers.
Il n’y a bien que Blakely pour me faire sortir quand mon humeur est aussi morose et même si je devrais l’en remercier, je me sens pour l’instant plutôt grincheux et mal huilé. Au moindre mouvement brusque, je sais que je m’affaisse.
« Je ne sais pas si on a bien fait de venir, Kelly… »Les mots s’éteignent sur ma langue et je détourne les yeux vers la foule qui s’anime dans le bar, Je fais tâche dans le décor, quand l’âge moyen ici ne dépasse que difficilement les trente-quarante ans. Je sais que Blakely, comme ma mère, voudrait me voir me remettre en selle, mais ça me paraît insurmontable, une étape trop difficile quand les blessures laissées par l’abandon de Sylvie sont encore vibrantes et qu’elles éclatent aujourd’hui au grand jour, sous la lumière tamisée de l’établissement, au rythme de la musique qui pulse dans les murs. Je me sens nerveux et pathétique.
Vraiment pas le meilleur poney de l’écurie.
Je prends une gorgée de mon cocktail en essayant de me rappeler les conseils de ma psy.
Ils sont au moins aussi stressés que vous ! Imaginez les en caleçon ! Et je ne crois pas que ça aide, quand toutes les personnes autour de nous sont très
out of my league. Pire, ça me paraît être une invasion de l’intimité de ces pauvres personnes qui ne sont pas venues ici pour se faire reluquer par un vieux dégueu.
Je grogne et me retourne vers Kelly, complètement dépaysé :
« Rappelle-moi pourquoi j’ai accepté de te suivre dans ce plan foireux ? »