Qui veut incendier Arcadia Bay ? l Hannah S. Dawson

Une famille conservatrice c’est franchement la galère. Croyez-moi. Et ce n’est pas ma cousine maternelle, Kate Marsh, qui risque de me contredire. Ses règles étaient les miennes ! Aujourd’hui, j’ignore ce qu’elle devient en-dehors de ce que mes parents font passer à travers les mailles du filet de leur silence mais j’espère que tout va bien. Pourquoi avons-nous été séparées il y a quelques années ? Tout simplement pour une raison que je m’apprête à vous dévoiler. J’ai un enfant. Oui, quelle bonne idée de tomber enceinte à dix-huit ans. J’ai brillé d’intelligence sur ce coup-là mais inutile de me juger. On l’a déjà fait pour vous. Coupée du monde après la cérémonie de remise des diplômes, une réelle torture psychologique s’est mise en place. « L’incarnation de la honte » étant une formule très régulièrement mobilisée durant les mois suivants. Dès lors, il me fallut vivre cachée aux yeux de tous pour que personne ne suspecte la vérité et m’empêcher de prendre des risques inutiles. Interdiction d’avorter puisqu’à l’encontre de la foi du foyer. De faux prétextes furent utilisés comme un voyage improvisé de longue durée pour mes amis et un état de « détresse émotionnelle » auprès de l’arbre généalogique. Ce dernier point relevant de la prophétie. Les seuls à y échapper ont été certains proches de mes parents. Notamment ma tante, soit la mère de Kit-Katie. Je ne reçus aucune once de compassion de leur part puisqu’ils optèrent pour couper les ponts avec moi dans l’optique de protéger leur progéniture. Sérieusement ? Mon influence doit être aussi forte que diabolique pour que ma situation puisse inspirer la convoitise. Voici mon slogan de propagande : « Couchez avec votre camarade après le bal de promo, vous vivrez dans un donjon pour le restant de vos jours ! » Il me faudrait le peaufiner histoire de trouver une rime bien catchy. Idiots.

Le père biologique n’en a jamais rien su. Mieux valait-il ne pas ébruiter l’affaire. À proximité du terme de la grossesse, il fut décidé que le bébé serait adopté dans un État éloigné. Je n’ai pas réellement eu mon mot à dire mais qu’aurais-je pu lui offrir dans des conditions aussi brinquebalantes ? Le garder aurait signifié vivre dans la rue, reniés, sans le moindre sou. Si je pouvais encaisser, je refusais que mon garçon subisse un tel sort. Quelle mère serais-je en le condamnant à une vie de misère alors qu’il existait une alternative ? On me refusa de le porter, sous prétexte que cela ne me causerait que plus de peine. Autrement dit : mes géniteurs ne souhaitaient pas culpabiliser plus que nécessaire. Ma lâcheté était un trait que nous partagions donc.  

Le processus de désocialisation était lancé. Impossible de réintégrer mon cercle d’affinités. Trop de souffrance, sans parler des mensonges qu’il me faudrait enchaîner pour garder l’image de notre famille intacte. Qui plus est, si j’ouvrais ma grande bouche : à quoi bon avoir abandonné la chair de ma chair ? Pendant une éternité, je me contentais de me faufiler à l’extérieur la tête baissée, ravie à chaque fois que j’apprenais le départ d’un de mes amis. Une personne de moins dont il me fallait me dissimuler. Est-ce que cela pouvait être plus tordu ? Peu à peu, dans un rythme cruellement lent, je repris goût au quotidien au point de parvenir enfin à me projeter. Je décidais de m’inscrire par correspondance au cursus art de l’Académie Blackwell. Pas toujours pratique mais je me suis débrouillée. J’étais totalement réfractaire à l’idée de devoir m’entourer d’étrangers, d’établir des connexions avec eux, etc. Au point d’en faire des crises de panique. La première année en poche par je ne sais quel miracle, il était temps de me faire violence. En outre, je ne vais pas nier que fuir mes parents fut la source de motivation ultime. Me soustraire de leur emprise… Un pas vers la liberté !

Les premiers mois furent éreintants mais, heureusement, je fus rapidement emportée par l’ambiance décontractée ambiante. Aujourd’hui encore, j’ai l’impression de me reconnecter avec mon moi de terminale : déconneuse, légère, un brin attachée à son apparence... Peu importe que je sois l’une des plus âgées de ma promotion. Je ne suis même pas persuadée que tous en aient conscience. Et, pour tout vous avouer, cela ne me déplaît pas de faire les 400 coups à l’occasion. Je n’avais pas ri de la sorte depuis des lustres. Tellement libérateur, comme un poids de moins sur les épaules. Bien entendu, je n’oublie pas d’où je viens ni même le long traumatisme qui a fragmenté mon existence depuis 2011. Comment le pourrais-je ? Bien que mes cicatrices ne se lisent pas sur mon front, elles existent bel et bien. D’où mon rejet de la gent masculine jugeant l’amitié insuffisante pour combler ses besoins. Mais n’ai-je pas le droit à une seconde chance ? Avoir la possibilité de faire mieux c’est tout ce que je demande.