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"Mais nous sommes tous le quelconque de quelqu'un." - Kyle & Alice

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Lun 11 Fév - 0:04
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Kyle & Alice - Acte un
Mais nous sommes tous
le quelconque de quelqu'un.

__________________________________

Lorsque j'étais enfant, j'ai vaguement rêvé de devenir un pirate. D'être de ceux qui parcourent mers et océans à la recherche de butins, ne répondant à rien d'autre qu'à un code d'honneur tout à fait relatif. Je me suis intéressée à la piraterie, celle d'un siècle passé et presque oublié. Quelle déception, en découvrant que les femmes étaient interdites à bord des navires pirates. On porte malheur, parait-il. Notre présence est comme un poison qui rend fou les hommes, les arrachant à leurs ambitions. Parce qu'ils ne savent pas garder un pantalon plus de deux minutes. De tout temps, finalement, a existé la culture du viol. Si les hommes sont des porcs, c'est forcément de la faute des femmes. Ce sont elle les aguicheuses. Ce sont elles qui ont commis le pêché originel, d'après certains livres religieux.

Les femmes sont des pestiférées. Et c'est en découvrant cette cruelle vérité que s'envola ma très brève ambition de devenir pirate. Plus tard encore, j'ai découvert que les pirates modernes avaient perdu de leur prestige. Plus de sabres, mais des automatiques. Plus de navires prestigieux, mais des bateaux rapides et discrets. La piraterie a largement évolué au cours des décennies. Elle existe encore, cependant, au grand malheur des gardes côtes et autres marins dévoués. C'est en Asie qu'ils sévissent le plus, parait-il, à bord de leurs bateaux rapides, et armés de leurs armes à feu. Je ne sais même pas pourquoi j'ai songé, un jour, à devenir pirate. C'était parfaitement stupide. J'avais beau n'être qu'une enfant, à cette époque, j'aurais dû me rendre compte de la stupidité de cette envie.

Ce n'est peut-être que par nostalgie que je me retrouve à déambuler dans le port, en regardant les bateaux qui sont ici et là amarrés. J'aurais pu devenir une femme de la mer, mais la répulsion des marins à l'égard des femmes restent encore aujourd'hui ancrée. Je ne suis même pas certaine que les mentalités aient vraiment changé. Du temps des pirates, les seules femmes qui valaient la peine d'être fréquentées se faisaient payer pour ça. Au moins, en ce temps là, les bordels n'avaient pas à penser à une devanture plus glamour que quelques filles en tenue légère pour amadouer des hommes en manque.

La piraterie me ramène sans cesse à la sexualité. Combien de pirates étaient homosexuels ? Peut-être l'intégralité de l'équipage, à vrai dire. Sans vraiment l'être. Mais les pirates passaient tellement de temps en mer, coupés de tout, livrés à eux-mêmes que j'ai du mal à croire qu'ils ne forniquaient pas les uns avec les autres. Est-ce que cela veut vraiment dire qu'ils étaient tous homosexuels ? Peut-être que c'est un peu exagéré. En tout cas, je reste convaincue qu'ils n'étaient pas contre un échange de bon procédé pour se soulager sous la ceinture. Oui, je me suis toujours posé beaucoup de questions sur la vie sexuelle des pirates. Et sur celle des marins. Comme sur celles des militaires, d'ailleurs. Attendent-ils vraiment de rentrer à la maison pour ça ? Combien de militaires sont réellement fidèles, alors qu'ils sont envoyés à l'autre bout du monde ?

Qu'on se le dise, je me pose beaucoup trop de questions. Sur tout, et surtout sur n'importe quoi. Je peux marcher à un endroit, et m'interroger sur ce qu'il s'est précisément passé à cet endroit. Combien de couples se sont formés ici ? Combien de couples se sont déchirés ici ? Combien d'enfants ont perdu de vue leurs parents ici ? Combien de rires, combien de pleurs compte cet endroit ? Prenons l'exemple de ce bateau, là, à quelques mètres de moi. Magnifique bateau, soit-dit en passant, d'une finesse et d'une élégance particulièrement remarquables. Que s'est-il passé à l'intérieur ? Combien de coups de téléphone ont été passé depuis la cabine ? Quelle histoire de vie a-t-il à raconter ? C'est ça, le problème de mon cerveau. Il s'attarde sur des détails insignifiants. Et c'est sur une silhouette que mon regard fini par s'attarder, lui.

La silhouette d'un jeune homme. Je m'en approche, aussi simplement que ça, pour tenter de comprendre ce qu'il regarde, pour essayer de deviner ce qui anime ses pensées. À défaut d'une réponse à cela, ma voix vient casser le bruit des vagues. « A ton avis, combien de fois ce bateau est parti en mer ? » que je demande. Façon peu conventionnelle, j'en conviens, pour amorcer une conversation. Et après ? A-t-on besoin de conventions pour adresser la parole à quelqu'un ? « Je me demande ce que ça fait, de naviguer. Je me demande, en fait, quel est le pourcentage de la population mondiale qui souffre du fameux mal de mer, et pour qui naviguer est un cauchemar. » Oui, au fond, c'est peut-être ce qui m'intéresse le plus. Ça, et de savoir si moi-même je souffre de ce fameux mal.

Je jette finalement un regard à mon interlocuteur. Ni moche, ni beau. Quelconque, physiquement. Mais nous sommes tous le quelconque de quelqu'un. Je ne m'intéresse pas vraiment au fait de savoir si je le coupe dans quelque chose, ou si ma présence l'importune. Il saura me le dire, je l'espère, si c'est le cas. Moi, je ne fais que partager des interrogations, sans rien attendre de particulier en retour.
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Lun 11 Fév - 17:29
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Il y avait déjà un moment que les falaises ne semblaient plus lui suffire. Ses détours au phare, aux pics, et tous reliefs, perduraient mais ne trouvaient pas grâce à ses yeux. Danser au bord du vide n’avait d’attrayant que la valeur qu’on pouvait lui donner, et plus il l’exploitait, plus cette richesse diminuait. Pour autant, il ne croulait pas dans l’ennui le plus agressif, le plus violent qu’il pût alors imaginer, pour la seule et bonne raison qu’il avait d’autres chats à fouetter. Son ami -était-il seulement un ami ? Davantage encore-, entre autres, qui dansait aussi bien aux frontières du suicide que lui à celles de l’adrénaline, et sa sœur. Sa sœur, la fameuse, toujours elle, qui intoxiquait sa vie et la sublimait tout à la fois. A moins qu’il ne fût, lui-même, la toxine de toute cette histoire.

Il commençait à connaître la ville, à force d’y traîner à chaque sortie de travail, les coins très bien, les recoins un peu moins. Mieux, il avait désormais le luxe de pouvoir y associer certains souvenirs, parfois des visages, et c’était là le signe que la routine s’installait, et qu’il allait sans l’ombre d’un doute se noyer dedans à un moment ou un autre. Pour l’heure, son profond objectif était de se pas se noyer dans l’eau noire de février qui léchait les pierres et le béton, les cordes et les coques. L’iode embaumait l’air, brûlait ses poumons, mais il ne s’agissait pas uniquement d’elle. L’odeur était plus lourde, plus entêtante, le parfum du sel sec, de tissus gorgés d’eau, guère le doux fumet de la brise marine que l’on pouvait apprécier au pied du phare ou sur les plages. C’était l’odeur du voyage qu’il avait oubliée. Il marchait d’un pas soutenu, longeait le bord du port, dans un équilibre trop parfait pour ne pas être acquis par le temps. Mains dans les poches, il contemplait successivement les bateaux, les gens, ou le sol, sans jamais réellement les voir ou y porter une attention prodigieuse.

Il comprit qu’il devait cesser de tenter sa chance lorsqu’un cabot vint se perdre à ses pieds, et qu’il manqua de piquer une tête un mètre plus bas. S’il ne s’aventura pas à s’éloigner du bord, il vint néanmoins s’appuyer contre une bitte d’amarrage, et son visage lassé demeura rivé sur les bateaux, dès lors. Il essaya de visualiser ce que cela pouvait faire que de se perdre sur l’un de ces larges ponts, isolé au milieu de nul part, avec la seule étendue d’eau pour compagnie. A perte de vue, du bleu, du sel, et aucun endroit où fuir. Il se demandait si les gens pouvaient en devenir fou. Il pencha la tête, car réflexion faite, cela ne lui apparaissait que comme une prison factice, un tombeau flottant au grès des caprices de la nature. Il n’avait jamais apprécié la fin du Titanic. Et tout enfermé qu’il l’était, durant ses longues années de peine, il n’avait pas eu le loisir de se souvenir que les pirates existaient. Il contemplait les carcasses d’acier sans plus aucun rêve d’enfant, sans une once d’imagination, avec tout au plus les images de ces petits bateaux qu’ils faisaient parfois avec sa jumelle. Eux aussi, ils coulaient très vite. Le papier n’était jamais solide.

Il n’eut pas le loisir de s’appesantir longtemps. Il décela un mouvement, non loin, ne tourna pas la tête. Pourtant, c’était bien à lui que l’on s’adressait, et il se dit un instant qu’il devait y avoir erreur sur la personne. Ses yeux se posèrent sur la jeune femme qui lui adressait la parole de manière si cavalière, et une lueur se ralluma, là, au fond de ses prunelles. Ce n’était pas prévu, et il adorait ça.

-Je n’en sais rien. Sans doute plus de fois que toi et moi réunis,
souffla-t-il sans conviction, la voix rauque : Et il partira, encore et encore. Un jour il n’en reviendra pas. Ou bien il sera mis à la retraite, qui sait.

Il s’attarda davantage sur la silhouette de son interlocutrice, avec ce détachement qui lui était propre, et ses yeux conservaient toute leur froideur. Il avait le regard d’un requin. Neutre, inexpressif, si clair. Aucun danger latent, tout bonnement parce qu’il n’y avait rien. Il aimait bien les requins. Il pensait bien les aimer. De belles bêtes, des bijoux de survie, massacrés par incompréhension. Il reporta son poids sur une jambe, pencha la tête comme s’il songeait à ses prochaines paroles, mais il gardait un contact visuel trop franc, trop provoquant, teinté d’habitude.

-Naviguer... Ne jamais savoir où on va avant d'y être vraiment. J’aurais tendance à penser que le mal de mer ne concerne que les touristes… Mais le vrai mal, lui, doit toucher tout le monde, si ça se trouve,
continua-t-il avec calme : Peut-être que les marins souffrent de tout autre chose. Le mal du pays, c’était ça l’histoire ? Ou bien la peur, tout simplement. J’crois bien que n’importe qui aurait mal en pleine tempête.

Encore une fois, son inculture lui pesait grandement, et il fit claquer sa langue contre son palais avec un agacement léger. Il n’exprimait que ce qu’il pensait, pouvait connaître, tout en sachant qu’il pouvait être complétement à côté de la plaque. Cette fille, éventuellement, en saurait davantage sur le sujet, puisqu’elle l’avait lancé là-dessus. La beauté, c’est la terreur, souffla une voix familière dans sa tête, et il manqua d’en rire. C’était ça, sans doute.

-La beauté de la mer attire et broie ensuite. On peut parler de mal de mer, à ce niveau aussi. Le chant des sirènes.
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Lun 11 Fév - 22:41
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Qui est-il ? Lui, l'inconnu du port, qui ne tourne même pas la tête. Qu'est-ce qui l'anime ? Qu'est-ce qui le fait vibrer ? Quel est son plus grand rêve, et son plus honteux cauchemar ? Qu'a-t-il fait dans sa vie, que compte-t-il faire de son avenir ? Qu'est-ce qui le pousse, le rend vivant, lui donne la capacité de continuer à vivre et respirer ? Quelle âme se traîne dans cette carcasse humaine, cet amas de chairs, d'os et de veines ? Je pourrais, sans doute, faire des pronostics, lancer un pari contre moi-même et voir quelle partie de mon cerveau pourrait le gagner. Je pourrais, à vrai dire, passer de longues heures à émettre des hypothèses sur l'inconnu du port, à réinventer sa vie pour la faire correspondre à ce que j'en attends. Ou je peux simplement l'écouter. J'ai engagé une conversation, il serait impoli de ne pas prêter attention aux réponses formulées. Même si mes mots n'attendent aucune réponse, ne demandent aucune explication. Et pourtant, je bouillonne d'impatience à l'idée de rencontrer son intellect, à comprendre ce que mes phrases ont réussi à bousculer chez lui. Les bras dans le dos, mains se croisant, je me penche légèrement vers l'eau qui vient lécher le béton. Nature qui rencontre le mépris des hommes face à sa grandeur, rappelant parfois sa puissance à grand coup de tempête... Je crois que j'ai toujours été fascinée par les tempêtes. Par leur violence. Par leur capacité de destruction. Poétique représentation de la dépression, je suppose.

« Je n’en sais rien. Sans doute plus de fois que toi et moi réunis. » dit-il. Sa voix n'est pas celle à laquelle je m'attendais. Je m'étais préparée à plus de douceur, plus de délicatesse dans le timbre masculin de son ton. Pourtant, le son est rauque, manque de conviction. Il écorcherait des oreilles sensibles. La voix ne ment jamais. On ne peut cacher son âme, lorsque l'on parle. Souvent, les gens se perdent à croire que c'est le regard qui donne accès à l'âme. J'ai toujours été profondément convaincue, moi, qu'il s'agissait de la voix. Elle trahit, de la plus brève émotion au plus intense des ennuis. « Et il partira, encore et encore. Un jour il n’en reviendra pas. Ou bien il sera mis à la retraite, qui sait. » Je souris, machinalement, me redressant pour mieux l'observer. Sa froideur se fracasse contre la mienne, lorsque nos regards se croisent, se jaugent. Comme je le disais, la voix ne sait pas mentir. Et je sais déjà que je ne suis pas en face d'une personne capable de douceur. Je le crois, du moins. Peut-être que mes hypothèses sont erronées, mais elles me plaisent,car je ne recherche pas la douceur, mais l'authenticité. La vibration d'un âme en adéquation – ou non – avec la mienne. Qu'importe le style de personnalité que je dois rencontrer pour cela. Doucement, j'acquiesce. À cet instant, j'aimerais être fumeuse pour sortir une cigarette d'un paquet camouflé et donner à cette rencontre des faux airs de drame policier.

« Il est peu usé, pour le moment. Le temps de la retraite semble lointain. Sauf, bien entendu, s'il se fracasse contre des roches, et perd de son prestige. Là, il ne vaudra plus rien. Il sera aussi inutile qu'un étalon au sabot fendu ; affublé du fabuleux titre d'épave. » dis-je, pour ne pas laisser la conversation s'essouffler. Qu'elle ait un sens, ou non, n'est pas le plus important. L'importance est son existence, ici et maintenant, entre les deux inconnus que nous sommes l'un pour l'autre. C'est là où commence la philosophie, l'amour du savoir, étymologiquement. Le savoir n'a pas une forme unique. N'est pas plus sage l'homme qui sait tout que l'homme qui apprend, et réciproquement. Chacun, à leur façon, ont des choses à offrir à l'autre. L'apprentissage a ce merveilleux pouvoir de l'infini et de la remise en question. Le savoir n'est pas immuable. Il se nourrit, se gave, d'hypothèses et de questionnements. Il n'existe qu'à travers les échanges, les confrontations des points de vue. Lorsque l'on comprend ça, il est possible de discuter sur tous les sujets. La seule condition étant l'intérêt qu'on porte à ces derniers. Machinalement, je soutiens le regard de l'inconnu du port. Par envie, d'une part. Par défi, de l'autre. Je ne baisserais pas les yeux face à la franchise de ces deux biles bleus qui me fixe intensément. Et je suis prête à parier que ça lui plaira. La confrontation. Je le soupçonne d'aimer la confrontation. Alors je la lui offre, là, sur un plateau. Regard contre regard, pensées contre pensées. Et je dois avouer que ça me plaît également.

Ce que je dis ensuite interroge le mal, et je suis presque séduite de voir qu'il saisit que le mal est multiple. « Naviguer... Ne jamais savoir où on va avant d'y être vraiment. J’aurais tendance à penser que le mal de mer ne concerne que les touristes… Mais le vrai mal, lui, doit toucher tout le monde, si ça se trouve. » se lance-t-il. De nouveau, le coin de mes lèvres s'étire. « Le vrai mal ? » J'interroge. Je pousse, vient défier sa capacité d'élaboration. N'importe quelle personne trop portée sur la littérature aimerait avoir l'opportunité de faire ça. « Peut-être que les marins souffrent de tout autre chose. Le mal du pays, c’était ça l’histoire ? Ou bien la peur, tout simplement. J’crois bien que n’importe qui aurait mal en pleine tempête. » Intéressante théorie que voilà. Elle vient tournoyer dans mon esprit, s'y accrochant pour l'entraîner dans quelques réflexions que je réprime pour ne pas me perdre en elles. « Les tempêtes en plein océan sont indescriptibles. Elles procurent des sensations qui vont bien au-delà de la peur, ou du mal. Elles désorientent, ce sont de terribles traîtresses déstabilisantes qui pourraient faire sangloter le plus solide des gaillards. Les sirènes sont l'allégorie des tempêtes. La dépression est en probablement la représentation la plus crédible. » Je donne presque la sensation de réciter. Et, pour être parfaitement, honnête, je m'en moque bien. C'est une réalité. Les sirènes sont des tempêtes. La dépression en est une également.

S'agace-t-il de mon savoir, ou d'en manquer lui-même ? La question se pose quelques instants alors que j'entends distinctement le son de sa langue qui se cogne contre son palais. Mais je me moque de connaître la réponse à cette question. Je ne suis pas faite pour trouver des réponses, en réalité. Je suis plus douée pour formuler des questionnements, les étoffer et les laisser tomber lorsque la problématique finale me satisfait. L'élaboration m'intéresse plus que le résultat en lui-même. « La beauté de la mer attire et broie ensuite. On peut parler de mal de mer, à ce niveau aussi. Le chant des sirènes. » J'acquiesce, plus pour moi-même que pour lui. Je le rejoins sur ce point. « Si les sirènes sont des tempêtes, leur chant est probablement le vent et la pluie qui précédent. Ce qui met en garde contre le désastre, alors qu'il est déjà trop tard pour l'éviter. » Mon regard le quitte pour s'attarder sur le bateau. Il est vide, visiblement. Vide, et accessible. Et cette pensée suffit à provoquer un frisson de quelque chose, un élan de vie qui s'insinue dans mes veines. Je suis quelqu'un de plutôt réfléchie, mais cela ne veut pas dire que je suis toujours parfaitement raisonnable. En réalité, je pense que je ne le suis pas. Raisonnable. Je ne suis qu'une épave, moi aussi, qui s'adapte à l'autre et aux autres. Je suis ce qu'on attend que je sois. Mais pas aujourd'hui. Pas ici, ni maintenant. L'inconnu du port a projeté sur moi une authenticité qui appelle à l'authenticité, et je ne veux pas n'être que de surface. Qui suis-je, au fond ? Avant de m'interroger sur ce que sont les autres, peut-être devrais-je commencer à m'interroger sur ce que je suis, moi. À cet instant, peut-être suis-je une pirate, animée par l'envie de vivre un rêve enfantin et stupide. Ma main attrape celle de l'inconnu. Mes doigts sont glacés, ma poigne douce. « Ne me fais pas confiance. » dis-je.

Et pourtant, je l'attire déjà. C'est à lui de s'adapter à moi. Je ne veux pas m'adapter, cette fois. J'en paie les frais chaque jour. Et à cet instant, je veux vivre, je veux qu'il paie les frais de mon besoin d'être. Alors je l'entraîne, sans même prendre la précaution de vérifier que personne ne nous regarde. Je l'entraîne sur ce bateau. Violation de propriété, je crois que c'est puni par la loi. Et après ? Nous ne sommes que des adolescents, et il suffira de faire valoir notre ignorance pour échapper à la sanction. Ou faire valoir le nom de mon père. Mon cœur tambourine à l'intérieur de ma poitrine, et je ne lâche toujours pas sa main. « Alice. » Prénom que je lui souffle avec une joie certaine, avec l'adrénaline de l'interdit qui vient cogner dans mon subconscient. « Je t'avais dis de ne pas me faire confiance. » Je ne lui ai pas laissé l'opportunité de choisir de le faire ou non. Et ça me fait sourire. « On ne peut pas imaginer ce qu'est la vie en mer tant qu'on ne l'a pas frôlé. Et je n'aime pas parler sur quelque chose que je n'ai pas expérimenté. Si je le pouvais, je ferais démarrer ce bateau, et je partirais. » Je lâche enfin sa main, pour aller observer plus en détail l'intérieur de l'endroit. « Peut-être même que je ne reviendrais jamais. »  
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Mar 12 Fév - 22:43
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Elle lui faisait un drôle d’effet, cette fille. Loin d’être similaire à celui de l’éplorée du café, ou de l’intrépide du phare, elle ne lui inspirait qu’un calme plat et froid. Elle lui semblait taillée dans la porcelaine, pour peu qu’il eût déjà posé les yeux sur une poupée de cet acabit. Il ne connaissait après tout que celles de sa sœur, vestiges d’enfance qui perduraient. Il avait dû, à l’époque, et comme tous les frères turbulents, en abîmer une ou deux, en voler d’autres. Il laissa couler ses pensées comme de l’encre sur une feuille, en vint à se demander s’il la briserait, celle-là aussi, par accident ou par jeu. Avait-elle si peu d’amis, pour en venir à aborder des inconnus, au bord du gouffre, au lieu de se gorger d’odeur saline ? Ou n’était-elle qu’une de ces personnes trop curieuses pour leur propre santé, une de celles qu’il qualifierait de fouine sans saveur, qui se faufilait dans les recoins et déterraient ce qui devait rester caché ? Elle n’avait pas une attitude qui incitait à la méfiance, mais le plus jeune lui trouva un air qui ne lui inspirait guère du bien. Ces mains jointes, ce buste incliné, il lui évoqua une quelconque enfant sournoise, aux joues roses, qui approcherait les gens pour les amadouer. A première vue, par conséquent, elle ne faisait vibrer en lui que des cordes aux notes mineures, graves. De nouveau, il pouvait se tromper. Il n’avait pas fréquenté de femmes durant de longues années, et n’avait pas encore franchi le gouffre qui séparait ce qu’il avait connu des petites filles, de ce qu’elles étaient devenues. Mais elle l’écoutait parler, et ce seul fait suffisait à contenter le peu de ressenti avenant qu’il pouvait, à cet instant précis, ressentir à son égard.

Son opinion évolua néanmoins, de façon plus marquée, pour quelque chose qu’il ne parvenait lui-même pas à définir. Elle soutenait son regard, franche, l’espace d’une seconde, mais parût se ré-intéresser à ce bateau qui ne trouvait aucune grâce à ses yeux aveugle à toute beauté. Ce n’était qu’un tas de bois et de métal, qui flottait par il ne savait quel phénomène -la poussée d’Archimède, en avait-on réellement conscience à treize ans ? Il s’en était arrêté là. Il se doutait qu’il existât une loi physique, un assemblage d’un principe ou deux, qui poussaient à la flottaison, mais n’aurait su ni les nommer, ni les expliquer, tout juste les caresser du fond de l’esprit. Et elle, cette jeune femme, paraissait trouver tout un monde dans ce navire, tout un monde qu’il ne parvenait à distinguer même en plissant les yeux. C’était un univers qui nécessitait des rêves, de l’imagination, et il en avait été dépourvu durant de longs hivers. Le songe ne s’était limité qu’à l’extérieur, jusqu’à ce qu’il en foulât le sol ; désormais il ne lui restait plus qu’une réalité froide et sans saveur. Comme s’il avait eut écho des pensées de la curieuse, il plongea une main distraite dans sa poche, en tira une cigarette qu’il alluma d’un geste machinal, et n’en tira qu’une bouffée avant de la laisser se consumer entre ses doigts. Elle lui réchauffait tout juste les doigts.

-C’est certain, les épaves n’intéressent personnes. Pourtant, ce sont elles qui ont le plus d’histoire, et le plus d’intérêt. Un navire neuf n’est que poudre aux yeux et arrogance ; un vieux voilier aura déjà porté bien des marins à bon port,
répondit-il sans jamais que son ton ne s’élevât, un mot après l’autre, avec la diction parfaite d’un automate : Les gens en font de même, ils délaissent les ruines, les parias, or leurs récits sont plus chargés que ceux de la plupart des hommes qui vivent dans cette fichue ville.

Il ignorait s’il faisait allusion à son propre vécu, ou s’il avait une toute autre personne en tête. C’était peut-être cette dernière réponse qui prédominait, mais il ne s’attarda pas davantage sur la réflexion, pas assez du moins pour tirer au clair le sujet de ses dernières paroles. Mais il était un fait qu’il connaissait : on écoutait toujours davantage les gens heureux, les gens droits, et les façades insipides. Il se souvenait n’avoir jamais prêté attention aux dires de ses grands-parents, navires à la retraite, aux histoires innombrables, aux conseils qui l’étaient tout autant. Après tout, ils étaient vieux, aussi devenaient-ils inintéressants. Le regrettait-il ? Pas réellement. Il n’était même pas persuadé qu’ils furent encore en vie à sa libération. Son attention fût captée, intégrale et sans faille, par les yeux qui trouvaient les siens, dans lesquels il se vrilla sans prendre la peine d’hésiter. Le visuel, la défiance, les miroirs de l’âme à sa portée. Cela lui plaisait. Lui plaisait encore plus la farouche fierté qui se dessinait dans le port de tête de sa camarade de fortune, à croire qu’elle le provoquait sur son propre terrain. Peu de personnes aimaient, en général, soutenir les regards, et le sien plus encore. Il eut un rictus, très léger, à peine visible dans l’ombre qui sembla marquer sa joue. Il commençait à prendre goût, non pas en cette présence, mais en la conversation, dans cette voix qui lui contait bien des choses, expliquait, racontait, charmait le serpent pour ne pas qu’il morde.

-J’ignore complétement ce que peut faire une tempête en pleine mer, mais je crois bien m’imaginer que ce n’est pas une partie de plaisir. Perdu sans espoir de retour, dans le noir et le gris, à la merci des éléments.
(Il eut un semblant de rire, éraillé, qui suintait de cynisme et d’ironie.) La dépression, hein ? Aurais-tu donc vu l’allégorie de l’épave dans le genre humain ? C’est pire qu’une tempête, pire qu’un cyclone. Tout aussi violent, qui te laisse dépourvu, le sel des larmes en lieu d’océan, tremblant comme les coques, avec la seule envie de te jeter par-dessus un pont.

Son timbre s’était soudain fait plus détaché encore, plus distant, et il en comprit bien vite la raison. Quelques semaines plus tôt, cette discussion n’aurait pas trouvé son sens. Quelques semaines plus tôt, il aurait arqué un sourcil, tout au plus, n’aurait jamais saisi toute la subtilité de la comparaison que lui livrait cette jeune femme. Mais il avait vu, depuis, il avait su, compris peut-être pas comme il l’aurait voulu. Dépression. Ce mot prenait un sens, un visage, un souvenir tout comme les rues. C’était le souvenir d’un corps pressé contre le sien, de sanglots, de la pénombre, et de son compagnon aux portes de la folie profonde. Il n’était pas certain d’apprécier comprendre la métaphore. Il secoua la tête, passa sa main libre contre sa nuque, comme pour reléguer cela au second plan, se laisser un instant de répit. Elle avait détourné le visage, ce qui le contenta quelque peu puisque cela lui permit au moins de reprendre ses esprits, et d’arborer de nouveau le plus parfait masque de marbre. A quoi pense-t-elle, cette étrangeté, à scruter la coque avec tant d’intensité ? Il retint un sursaut lorsque des doigts froids, plus froids sans doute que les siens, vinrent attraper les siens. Il n’était pas accoutumé à ces gestes, à tenir des mains, autre qu’une en particulier. Il allait ouvrir la bouche, railler, persiffler quelques rejets, mais la phrase unique qu’elle prononça lui coupa toute envie, attisa un feu brûlant de curiosité et d’excitation puérile. Ne pas lui faire confiance ? Avait-elle seulement idée qu’il était celui auquel ne jamais se fier, dans toute cette situation ? Nul doute que non. Nul doute non plus qu’il n’allait pas le lui dire.

Il se laissa traîner avec toute la bonne grâce dont il était capable, une moue s’affichant un instant sur son visage de cire. Il n’avait pas de mal à deviner dans quelle direction elle allait, et bien vite ce qu’elle comptait faire fut évident. Il retint un geste de recul, lui laissa sa main quand bien même il aurait voulu, éventuellement, la lui arracher sèchement. Il n’était jamais contre un peu de danger, un peu d’interdit, après tout. Il avait bien forcé la porte du phare, auparavant, encore une fois accompagné d’une demoiselle. Ces dernières faisaient décidément tout pour le mettre dans des situations délicates. Il ne s’embarrassait pas de se faire du souci ou de se poser la question de savoir ce qu’il risquait. Il savait en revanche que s’il se faisait prendre, il prendrait bien plus chèrement que n’importe laquelle de ces aventurières qui s’obstinaient à le tirer dans des endroits improbables. Le navire d’un quidam, en l’occurrence, comme le lui attestait le fait qu’ils avaient tout deux mis pied à bord. Elle en paraissait enchantée, du moins c’était ce que laissait supposer sa voix. Alice. Le nom le fit sourire. Vraiment sourire.

-Alice… C’est donc à ça que ressemblerait le pays des merveilles, pour toi ? Un navire, la mer, le mal, et un gars inconnu sur le pont,
s’amusa-t-il à mi-voix alors qu’il laissait ses doigts effleurer le rebord, curieux, la cigarette bien calée entre deux doigts : Penses-tu seulement que je t’ai à un instant fait confiance ? Peut-être n’est-ce pas le cas. Peut-être t’es-tu piégée toute seule ici, avec une personne en laquelle tu ne peux pas en avoir.

Il eut un instant de malice, un instant d’esprit. Elle disait s’appeler Alice, mais lui ne désirait pas se faire connaître tout de suite, rapport à sa première impression quant à sa personne. Si elle l’interrogeait, elle décrocherait son nom, mais d’ici là il ne lui ferait pas ce cadeau. Lorsqu’elle relâcha sa main, il se laissa lui-même fureter un peu, avec le pas assuré d’un voleur, et l’air lassé de celui qui en a trop vu, alors même qu’il avait vu une parcelle si infime du monde que c’en était risible. Mais il avait vu, et beaucoup de ce que personne d’autre ne verrait.

-En réalité rien ne t’empêche de le faire. Rien ne t’empêche jamais de faire quoi que ce soit si ce n’est une lâcheté terrible ou un manque de volonté. De courage. Je veux, je fais, c’est là ce que tu devrais penser, et pourtant regarde toi. A rêver, traîner ici sur un port d’une ville perdue.


Il n’était pas mieux, par certains aspects, pire même, mais en revanche il suivait toujours ses impulsions. C’était catastrophique, par moments. Il la scrutait avec froideur, lâcha un nuage de fumée blanche. Non, décidément, les rêveries n’avaient jamais été son fort, et alors qu’elle se laissait aller à ses envies de voyage et d’évasion, lui ne voyait que le fait qu’elle était encore là. Encore enchaînée, encore inapte à faire ce qu’elle désirait. C’était, à ses yeux, d’un pathétique presque tragique.

-Si ça se trouve, tu t’abimeras avant ce bateau, et tu n’auras jamais fait un seul voyage, à trop attendre ton heure. L’épave humaine, avant l’heure, coincée à bon port, et pourtant prête à la casse.
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Mer 13 Fév - 22:39
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Je ne suis pas comme tout le monde. Je le crois, du moins. J'ai des bizarreries, une étrangeté qui peut parfois mettre mal à l'aise. Je fais des efforts pour cacher tout cela. Pour cacher qui je suis, ce que je suis, et ce que je pourrais être. Car je ne sais même pas moi-même ce que je pourrais être. Je crois que j'ai peur de ce que je pourrais devenir, plus tard. Bien plus tard, lorsque l'Humanité aura fini de me dégoûter et que j'en aurais épuisé l'intérêt. Que se passera-t-il alors pour moi ? Comment pourrais-je vivre au milieu de personnes que je ne parviendrais plus à supporter, que je regarderais évoluer en espérant secrètement leur extinction ? Les humains me font peur. C'est une règle générale. Ils sont capables d'atrocités telles que je ne pourrais jamais avoir confiance en eux. Ils feintent de l'attachement, des sentiments, mais ils m'ont toujours donné la sensation d'être dépourvus de toute sensibilité. Les guerres me donnent raison. Le nombre d'animaux torturés également. L'Homme est un prédateur. Ou un connard, tout dépendant du point de vue. Il aime le chaos, la destruction. Et plus il détruit, plus il jubile. Je l'ai subi, cette destruction, alors que je débarquais fraîchement de Thaïlande. Encore jeunette que j'étais, inconsciente de la monstruosité du monde. Je crois que mon anxiété sociale a commencé à se développer lorsque je suis arrivée à New York. Lorsque l'on m'a sortie de ma prison dorée pour la première fois. Si mon père est une célébrité à Bangkok, il n'est qu'un nom de plus sur la liste des politiciens à New York. Et moi, je n'étais alors que la fille d'un Nom. Je n'étais qu'une enfant aux yeux bridés, facilement atteignable. Aujourd'hui, je suis une jeune femme typée que l'on peut difficilement ébranlée. Pourtant, reste la peur, l'insécurité sociale qui me suit partout où je vais. Un handicap que je compense avec une sur-adaptation aux autres et à mon environnement. Mais que se passerait-il si je cessais de m'adapter ? Je me donne, à cet instant, un vague aperçu de moi-même, jetant mon introspection dans un flux de pensées nourrit par une conversation avec un total inconnu. Et, finalement, la personne que je découvre sous mes propres traits me plaît. Peut-être devrais-je arrêter d'avoir peur, avant tout, de moi-même...

L'Homme, néanmoins, n'est pas que monstruosité. Il est capable d'accomplir de belles choses. Il est capable de prouesses étonnantes. Il sait se saisir du Beau et le bonifier, rendre possible l'Impossible. En cela, j'admire l'Humain autant que je le méprise et que je le crains. Sentiments confus à l'égard de ma propre race, cette dernière m'inspire respect et répulsion tout à la fois, créant ce paradoxe aussi grand que celui qui ronge les Hommes. Capables du meilleur comme du pire, toujours à l'affût de quelque chose à conquérir, à acquérir ou à relâcher. Je crois que je ne comprends pas bien l'humanité. Je crois, également, que je ne cherche pas tellement à bien la comprendre. Je préfère les allégories et les métaphores, je préfère les questions aux réponses. Je préfère, parfois, vivre avec mes représentations plus qu'avec la réalité. Qu'est-ce que la réalité, après tout, si ce n'est la déformation de nos représentations ? Je n'ai pas envie de voir les choses dans l'autre sens, car cela voudrait dire que la réalité est universelle et irréfutable. Et je crois, au contraire, qu'il n'y a rien de plus instable que la réalité. J'ai davantage confiance en mes représentations, à dire vrai. L'Inconnu sort une cigarette, et je réprime un sourire en me rendant compte de la coïncidence parfaite avec mes pensées précédentes. Pile au bon moment pour alourdir encore un peu plus l'atmosphère étrange qui se glisse entre nous. Lui, il me fascine autant qu'il me donne une sensation confuse d'insécurité. Une insécurité qui n'est pas assez forte pour lutter contre ma curiosité. Une envie d'approfondir la conversation. Une envie de l'attirer dans mon monde, alors que nous parlons de bateau et d'épaves, de tempêtes et de sirènes. Que pense-t-il de moi ? C'est une question intéressante, dont je ne veux – encore une fois – aucunement la réponse. Mais je ne peux m'empêcher de me le demander. Qu'est-ce que je lui inspire ?

« C’est certain, les épaves n’intéressent personnes. Pourtant, ce sont elles qui ont le plus d’histoire, et le plus d’intérêt. Un navire neuf n’est que poudre aux yeux et arrogance ; un vieux voilier aura déjà porté bien des marins à bon port. Les gens en font de même, ils délaissent les ruines, les parias, or leurs récits sont plus chargés que ceux de la plupart des hommes qui vivent dans cette fichue ville. » Un rictus se forme, là, au coin de mes lèvres maquillées. Et je me contente d'un hochement de tête. Est-il de ces parias dont il parle ? De ceux que les hommes sans intérêt et fades fuient pour se prélasser dans leur misérable vie ? Je pense que oui. Je pense qu'il est de cet acabit. L'acabit des épaves. Je ne crois pas que ce soit une insulte. Je ne crois même pas qu'à travers le prisme de mon esprit cela soit négatif. Il dégage lui aussi une aura d'étrangeté, trop calme pour l'être réellement. Et je me surprends à vouloir le découvrir réellement. Je ne veux pas parler à un masque, me confronter à une façade. Les façades ne racontent que ce qu'on veut bien leur faire dire. L'intérieur, en revanche, est comme la voix. L'intérieur ne peut pas mentir. Lorsque les masques tombent, alors les véritables conversations débutent. Celles que l'on mène avec avidité, que l'on rêve de ne jamais terminer pour s'en gaver encore et encore. J'aimerais qu'il me montre qui il est. Ce qui fait de lui l'Inconnu et non un citoyen lambda et inintéressant. J'aimerais qu'il me confirme que j'ai fais le bon choix en venant l'aborder. En prenant ce risque là. Le risque de la sociabilisation. Il me parle de mal et de tempête. Il me parle de sujets à la fois précis et trop larges pour être traités. Il me parle avec une justesse proche de la poésie, et ses mots se coordonnent parfaitement les uns avec les autres. Mais, si la conversation manque fort heureusement de banalité, elle manque peut-être de profondeur également. Pourtant, elle ne me déplaît pas. Ce moment ne me déplaît pas.

« J’ignore complétement ce que peut faire une tempête en pleine mer, mais je crois bien m’imaginer que ce n’est pas une partie de plaisir. Perdu sans espoir de retour, dans le noir et le gris, à la merci des éléments. » Ce semblant de rire qui lui échappe se fracasse contre moi en m'enveloppant de son cynisme, qui me colle un désagréable frisson. Serais-je en train de faire connaissance avec le véritable Inconnu ? Avec celui qui, usant de langage non verbal, me met en garde contre ce qu'il est ? Tout comme sa voix ne m'inspirait qu'une confiance toute relative, ce rire vient confirmer ce que je commence à lire de lui. Je ne crois pas m'être trompée en ayant avancé en songe l'hypothèse de son acabit. Celle des épaves. Les épaves sont effrayantes, car elles racontent quelque chose de tordu. Et ce rire me donne la même sensation. La sensation d'être tombée sur un navire fantôme, dans lequel il se passerait des choses horribles et inexplicables. Peut-être devrais-je fuir ? Je n'en ai pas envie. C'est ma curiosité qui prend les commandes, qui me dictent un comportement que j'aurais probablement réprimé en public. C'est étrange, car je n'ai pas la sensation de l'être, en public. J'ai une sensation d'intimité. Mais l'intimité n'est pas toujours rassurante, après tout. « La dépression, hein ? Aurais-tu donc vu l’allégorie de l’épave dans le genre humain ? C’est pire qu’une tempête, pire qu’un cyclone. Tout aussi violent, qui te laisse dépourvu, le sel des larmes en lieu d’océan, tremblant comme les coques, avec la seule envie de te jeter par-dessus un pont. »  C'est à mon tour d'échapper un rire. Un rire vide, sans vie, sans timbre, sans joie, sans lueur. Un rire qui n'est que brutalité et froideur, échappé de ma gorge comme pour éviter qu'elle ne se compresse. « Parlerais-tu par expérience ? » La question m'échappe autant que le rire. Cette fois, la réponse m'intéresse. La dépression, ce vaste sujet. Une maladie mortelle qui manque pourtant de considération. Est-ce étonnant ? Les gens n'ont aucune considération les uns envers les autres. Pourquoi donc auraient-ils de la considération pour une maladie qu'ils ne comprennent pas, invisible et vicieuse, qui torture l'intérieur et qui force sa victime à se donner en spectacle ? Je soupire légèrement, laissant l'excès de déprime s'échapper de mon enveloppe charnelle. La dépression, probablement ma meilleure alliée et mon pire ennemi à la fois. Composante majeure de ma personnalité. Je la hais autant que je l'aime.

Je dois penser à autre chose. Je dois être, faire, ressentir autre chose. Excès de confiance en moi qui me fait saisir sa main, qui me fait l'entraîner sur le pont du bateau. Une envie de me dévoiler. Non pas à lui, mais à moi-même. Lui n'est qu'un prétexte, une excuse pour me donner la permission et le courage d'accéder au domaine de mes envies. Je l'entraîne et il me suit. Qu'il le fasse m'amuse autant que le danger d'une effraction commise, qui vient enfin animer quelque chose en moi. Un souffle de vie, léger, vient me balayer. Je le sais éphémère, ce souffle, et je m'en moque bien. Car il existe, ici, maintenant, avec lui. Je lui échappe mon nom, et il sourit. La référence est bien trop simple à saisir, il n'a aucun mérite et pourtant, je m'amuse de voir les rouages de la compréhension venir former ce sourire. Alice, oui. Comme cette héroïne d'un autre temps perdue dans un pays qui n'a de Merveilles que la perspective d'une rêverie. Cauchemardesque, si vous voulez mon avis. Rien n'est merveilleux, dans ce pays. Je crois même qu'il n'existe que pour mettre en garde contre les dérives de l'imagination. Et que dire de l'auteur de ce conte absurde, qui ne suit aucune logique de narration ? Lewis Carroll était un homme brillant, certes. Mais il est facile de lui imputer la possible existence de penchants pédophiles, ce qui en fait un monument du genre pour un homme qui s'est plu à écrire une histoire pour enfant. L'histoire contée fascine autant que le conteur. Malheureusement, je crois que les hypothèses ne sont que des fantasmes. Il aimait juste prendre des photos de petites filles. Quant à ce qu'il en faisait, mieux valait que ce soit des photos que des personnes réelles. Alice Liddell elle-même aurait décrété que l'homme ne lui a jamais fait le moindre mal et qu'elle réfutait les accusations portées à son encontre. Et mon esprit a encore divagué, si bien que je n'entends que la fin de la phrase de mon interlocuteur. « … le mal, et un gars inconnu sur le pont. » sont les mots que je saisis. « Je n'ai pas écouté le début, désolée. » que je réplique, en me détournant de lui.

« Penses-tu seulement que je t’ai à un instant fait confiance ? Peut-être n’est-ce pas le cas. Peut-être t’es-tu piégée toute seule ici, avec une personne en laquelle tu ne peux pas en avoir. » Et à ces mots, j'éclate de rire. Premier élan de vie, alors qu'il récupère toute mon attention. « Et qui te dit, à toi, que je te fais confiance ? » que je ne peux m'empêcher de lui répliquer. Et je ne lui fais pas confiance. Il faudrait être fou pour faire confiance à une personne que l'on ne connaît pas. Et même pour faire confiance à une personne que l'on connaît, en réalité. Et sûrement pourrait-il me faire du mal. Qui m'entendrait crier ? Il pourrait profiter, abuser de moi, me faire subir les pires atrocités. Et après ? Cela pourrait tout aussi bien m'arriver en soirée, ou simplement en rentrant chez moi. Alors autant profiter du danger pour faire quelque chose qui me fait vibrer. Je lève les yeux au ciel, plus pour moi-même qu'autre chose. Soupire lasse qui s'échappe de mes lèvres, j'en oublie même de noter qu'il ne m'a pas donné son identité. Il a réussi à noyer le poisson, avec ses petites cabrioles langagières, à m'entraîner dans un tout autre sujet. Et je m'enfuis dans un autre sujet, encore. Celui de la fuite, justement. Je voudrais partir. Peut-être que je suis juste lâche. Peut-être que je tiens à mes études. Peut-être que je ne veux simplement réussir à peindre un masque de déception sur le visage de parents qui m'ont pourtant toujours négligée. Les raisons sont multiples et, malheureusement, non valables. Mais elles existent. « En réalité rien ne t’empêche de le faire. Rien ne t’empêche jamais de faire quoi que ce soit si ce n’est une lâcheté terrible ou un manque de volonté. De courage. Je veux, je fais, c’est là ce que tu devrais penser, et pourtant regarde toi. A rêver, traîner ici sur un port d’une ville perdue. »

Je lui tourne le dos maintenant, si bien qu'il ne peut pas voir le sourire amusé qui vient éclairer mon visage. Le voilà. Là, il commence à laisser tomber le masque dont il s'est paré jusque là. Et le début de cruauté que je sens poindre dans ses propos reflète bien ce que sa voix me faisait ressentir en premier lieu. Ses propos ne parviennent pas à me heurter, pour la raison simple qu'ils sont vrais. Et comment pourrais-je être heurtée par la vérité ? Je sais que l'on dit souvent qu'il n'y a que la vérité qui blesse. Dans mon cas, la vérité m'amuse, quand bien même elle parvient à mettre en relief mes failles. Je ne suis pas courageuse. Sur bien des aspects, je suis d'une lâcheté ahurissante. Sur d'autres, en revanche, je suis profondément tenace. « Si ça se trouve, tu t’abimeras avant ce bateau, et tu n’auras jamais fait un seul voyage, à trop attendre ton heure. L’épave humaine, avant l’heure, coincée à bon port, et pourtant prête à la casse. » me dit-il. Et, cette fois encore, je n'arrive pas à retenir un rire. Mais, cette fois, ce rire est vivant et profondément sincère, alors que je reviens vers lui pour me mettre juste face à lui. Yeux dans les yeux. Toujours cette manie de soutenir le regard de l'autre. Je crois qu'il pourrait être blessant pour n'importe quelle personne au monde, et ce serait mentir que de dire qu'il n'a pas touché une corde sensible. L'espace d'une seconde, peut-être, l'envie de le gifler m'a traversé l'esprit, vite remplacée par une constatation fascinante dont je lui fais part : « C'est drôle. Quand tu parlais d'épaves, il y a quelques instants, je n'ai pas pu m'empêcher de penser que tu faisais allusion à toi-même, d'une certaine façon. De fait, nous sommes du même acabit. Deux épaves, ensemble, dans une ville perdue. Car, vois-tu, tes mots sont beaux mais vides. Toi non plus tu ne bouges pas d'une ville qui, si j'en crois les adjectifs avec lesquels tu as qualifié cet endroit, te déplaît fortement. Pourquoi ?»

Il n'est pas le seul à pouvoir user de franchise. Une franchise tranchante. Et, pourtant, je viens poser un baiser sur le coin de ses lèvres, avant de me pencher à son oreille pour lui confier ; « Fais démarrer ce bateau, et je pourrais te prouver que je ne suis pas une épave et que je n'ai pas besoin d'attendre la mort pour faire ce que j'ai envie de faire. À moins que ce soit toi qui soit déjà prêt à aller à la casse. » avant de me reculer et de remettre à nouveau mes bras derrière mon dos. Comme je le disais, je ne suis pas comme tout le monde. Et je n'aime pas être face à mes limites. Je suis pleine de paradoxes, c'est un fait certain. Je ne sais pas, absolument pas, dans quoi je m'embarque. Mon palpitant cogne si fort dans ma poitrine qu'il pourrait me faire mal si cela était possible. Je le sens qui pulse, s'agite, tandis que je déglutis. Et si l'Inconnu parvient à faire démarrer le bateau ? Et s'il me prend au sérieux ? Où irions-nous ? Pour combien de temps ? Pour quoi faire ? Comment je justifierais ma disparition ? Si mon cerveau s'agite autant que mon cœur, mon visage reste pourtant de marbre. Pire, un sourire en coin continue de mettre l'Inconnu au défi.

Je déteste mon obstination.  
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Dim 17 Fév - 19:22
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Elle était bizarre, cette inconnue. Elle avait l’attrait d’une flamme nue qui envouterait un papillon, et le repoussait à la fois comme s’ils avaient été les deux pôles opposés d’un aimant quelconque. Difonctionnel, cependant, le magnétisme les poussait à converser ainsi, échanger des bribes de paroles qui n’avaient d’intérêt que pour eux, pour personne d’autre, à propos de ces navires, de ces gens, du mal et du voyage. Forcément, il se dit qu’à un moment ou un autre, l’ennui frapperait, le faucherait comme les blés au sein même d’une phrase, et alors la voix féminine, étrangère, ne lui ferait plus que l’effet d’un écoulement monotone de paroles qu’il ne souhaiterait plus entendre. Cela le prendrait maintenant, dans dix minutes, dix heures s’ils les avaient devant eux, et il fumait avec un soin tout à fait notable, plongé dans ses pensées. Pour le moment, rien ne venait. L’attraction demeurait, insatiable, l’attrait d’un esprit par un autre et guère plus. D’un point de vue extérieur, pourtant, l’image était peut-être, aux yeux de certains grands rêveurs -aussi rêveurs qu’elle, sans doute-, celle qui précédait noces et autres joyeusetés. Deux jeunes, aux frontières de l’eau, à discuter d’un ton si calme, d’un sujet si vaste. Or les faits étaient tout autres, et par diverses raisons. Déjà, le peu de douceur qu’il pouvait démontrer était tournée résolument ailleurs sans qu’une bribe de réalisation ne vint titiller sa conscience à ce propos. C’était une cause bien suffisante pour un être tel que lui, inapte à trop donner, mais tellement enclin à tout prendre, de ne pas même songer à telles idées ridicules. Le rictus qu’elle eut fit monter un frisson aussi agréable qu’agaçant le long de son échine. Il lui semblait qu’elle parvenait à percevoir des parcelles qu’il ne désirait jamais exposer, là, au fond de sa personne, par sa voix ou ses mots, et il n’était pas certain d’aimer cela.

Pire encore, elle riait, et ce rire faisait écho en lui avec la plus juste des mélodies. Il n’avait jamais songé pouvoir un jour encore entendre tel son, croiser une personne supplémentaire dans laquelle décalquer une part de lui. C’était moins évident, avec elle, moins tentant aussi, il y avait moins d’aspérités auxquelles se raccrocher, moins de tout, et pourtant il sentait là cette frêle note qui lui disait que cette fille, en particulier, avait de quoi dire. L’épave aux milles racontars, éventuellement. Mais quels étaient-ils ? Il pouvait ne s’agir que d’histoires à dormir debout, des frasques adolescentes indignes de son intérêt, des pleurs auxquels il ne prêterait pas attention, en rirait même une fois loin. Ou alors possédait-elle d’autres récits, plus amusants, plus envoûtants, à moins qu’il ne s’agît en réalité d’un profond vide intérieur qui se répercutait dans la voix et le timbre. Kyle n’avait pas de réponse satisfaisante à cela. Avait-il seulement envie d’en trouver une ? Il aimait connaître, débusquer, mais était-elle à la hauteur de cette peine ? A ce jour, il n’avait connu qu’une personne qui avait fait virer son intérêt en fascination, jusqu’à presque une certaine obsession douce. Un fond de lui désirait qu’elle fût unique. Il n’afficha pas un soupçon d’émotion, pour autant à entendre la question qu’elle lui posait désormais, il sentait virer son cerveau vers l’aspect le plus tranchant de sa personne. Et elle soupirait, la demoiselle, elle soupirait sur ce sujet, ce thème, avec un raccord parfait, évident, et cela le poussa à se demander s’il les attirait par troupes. S’il portait sur lui les frasques de la déprime, les indicateurs d’une épaule sur laquelle se lamenter.

Il ne se braqua pas, mais cela fut juste. En quoi cela la regardait-elle, après tout, ses expériences avec le sujet ? Il n’avait pas envie d’en parler. Ce n’était pas à lui, pas son récit, pas ses ressentis, il en avait tout au plus été le spectateur impuissant. Alors il ne s’embarrassa pas de réponse, se concentra sur sa cigarette avec son petit air d’archange, et ses yeux glacés. Il lui fermait délibérément l’accès à une discussion qui l’aurait intéressée, par égoïsme latent ou par confort, pour ne pas avoir à partager des souvenirs frais qu’il considérait comme siens, juste siens et de l’ordre de ceux qu’il ne fallait pas divulguer. Qu’elle dise ce qu’elle veule, cette fille, se disait-il avec un brin d’irritation, cette part là des choses en concernait un autre. Toujours le même refrain, toujours la même habitude, il grappillait du terrain sur les confessions des autres, sans faire avancer d’une pauvre parcelle celles qu’il offrait. Elle n’avait, et après coup, pas dû mal prendre son mutisme obstiné, couplé avec son minois teinté de fierté, car elle envers et contre tout emporté sur ce navire qui lui faisait de l’œil depuis le départ. Comme quoi, parfois mieux valait se taire, on obtenait ce que l’on voulait à la fin. Et quand bien même aurait-il ouvert sa bouche, elle venait de lui lancer à la volée qu’elle ne l’écoutait plus parler, et cela le froissa de la plus élégante des manières. Il la contempla tandis qu’elle se détournait, avec en lui un mélange de vexation infantile, et d’amusement mal placé. Alice avait du répondant, ou alors peu de jugeotte, mais les deux devaient au fond aller de pair. Il hésitait encore quant à choisir si cela lui donnait envie de la jeter par-dessus bord ou l’écouter davantage, plus longtemps, la pousser dans ses retranchements pour voir où cela mènerait.

-A quoi bon te parler, Alice, si tu n’écoutes pas un traître mot de ce que je dis ?
Siffla-t-il avec davantage d’amusement que de colère, finalement : Quelle chance que je sois d’humeur charitable, je pourrais simplement me barrer d’ici et te laisser pourrir ton casier judiciaire sans moi.

C’était même ce qu’il devait faire, mais il chassa la pensée d’un revers de main imaginaire, contemplait les cordes -pourquoi toujours des cordes, sur les bateaux ? -, et sa camarade qui se mettait à rire. Ce son là était différent, davantage un carillon qu’une cloche creuse, lasse d’avoir trop sonné faux. L’appréciait-il plus ? Non. Il n’était pas à même d’apprécier grand-chose, dans sa vie. Les peluches, sa sœur lui semblait-il, Grenouille, les falaises, l’éclat du métal. Elle avoua ne pas lui faire confiance, lui tira un sourire en coin des plus amusés, et il haussa les épaules sans plus quitter ce rictus léger, cette attitude entre l’agressivité implicite et la nonchalance. Au moins, celle-ci n’était pas aveuglée par les beautés relatives du monde. Elle l’abordait, lui parlait, l’entrainait même dans cette aventure qu’elle amorçait sur un coup de tête, mais pour autant elle ne quittait pas des yeux le fait qu’il pouvait, au fond, être un danger plus grand encore que la mer, l’océan et les tempêtes. Pour la seule raison qu’il était là, à cet instant, qu’il coexistait avec elle dans cet espace pour une durée indéterminée, et que cela pouvait mal finir. Tout, absolument tout, pouvait hypothétiquement mal finir. Une promenade, une soirée, un jour banal d’études. Une fuite sur un cimetière flottant, aussi.

Elle lui tournait le dos. C’était là en désaccord complet avec ses précédents propos, et le blond ne put que noter ce fait. Lui-même ne tournait que rarement le dos, auparavant, aux gens avec lesquels il partageait son espace. C’était un instinct primitif. L’instinct de proie, dirait-il de façon naïve et peu développée. Ce même ressenti qui fait se hérisser l’échine lorsque l’on est suivi, ce même froid dans le dos qui apparait quand une présence se glisse hors de vue. Il avait une sainte horreur de cela. Elle, en revanche, lui soustrayait son visage, ce qui frustrait le petit plaisir qu’il avait à regarder ses expressions, émotions diverses. Il lui en venait l’envie subite de l’approcher, la bousculer un peu, lui interdire de rompre le contact ainsi. Il s’occupa ailleurs, regarda le bord, duquel il approcha à pas calculés, pour scruter les flots qui s’écrasaient sur la coque. Il se demandait s’il avait le mal de mer. Vraiment. Ou juste le mal, sans fioritures, le mal qui blesse et ronge. Il caressa l’idée qu’il serait simple de s’y jeter. L’appel du vide, diraient certains. Se pencher, un peu, encore un peu, basculer et s’écraser. Mais en l’état, il ne s’en tirerait qu’avec une bronchite carabinée, et jaugea l’eau du regard tout en se questionnant quant à sa température. Mais la lassitude frappa, plus vive que tout le reste, le poussa à de nouveau contempler ce dos qu’elle lui offrait, avec la frustration d’un adolescent plus jeune qu’il ne l’était.

Tout occupé qu’il l’était à ruminer, regard vague et cigarette en fin de vie entre les doigts, il sursauta sans retenue lorsqu’elle se tourna, vive, le surprit en rivant ses yeux dans les siens une fois de plus. C’était davantage le fait qu’elle avançait si franchement vers lui qui le fit tiquer, et il retint le recul qui menaçait de le prendre. Alors il la fixait, défiant, davantage sur la défensive qu’il n’avait pu l’être avec quiconque dans cette ville, tout bonnement parce qu’elle ne tombait pas dans le piège des tirades, du pathos et du cynisme. Son visage avait repris son aspect de cire imperturbable, mais ses prunelles guettaient chaque geste avec trop d’attention. Elle avait réagi, aussi avait-il dû toucher un point dans ses mots précédents, et cela l’enchantait, mais il aurait tout autant apprécié la savoir plus éloignée de lui. Il ne craignait pas tant un mauvais coup de sa part, mais davantage qu’une pulsion subite ne le poussât à la placarder sur le mât pour attirer les mouettes. C’était ce type d’impulsion après tout qui régissait sa vie. A chacun ses goûts. A chacun ses pensées.

-Serais-je donc une épave ? Mince, je n’étais pas au courant, comme c’est aimable de m’en informer,
lâcha-t-il dans ce qui s’apparentait plus au ricanement qu’au rire : Si c’est ainsi que tu me perçois, grand bien t’en fasse, mais je crains que tu ne te trompes sur une bonne part des choses. Je ne suis pas une épave, plutôt un foutu vaisseau de guerre qui laisse justement ces planches sans âme derrière, mais libre à toi de me croire ou non.

Il leva les yeux au ciel, d’un geste appuyé qui marquait le peu de crédit qu’il accordait à ce qu’elle avait pu, et pourrait dire ensuite, mais il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche une nouvelle fois. Si l’on pouvait accorder un mérite à la jeune femme, ce fut celui de couper sa verve en plein élan, avec autant d’efficacité peut-être que Charles, sur le banc, et par un procédé tout similaire. Qu’avaient les gens dans cette ville, à se laisser aller aux embrassades sans vergogne ? De plus, elle le fit loucher, fait dont il se rendit compte à regret, et elle lui tira la même grimace que s’il avait soudain été la victime d’un cruel adultère. Déjà, elle lui soufflait ses vœux, ses souhaits de fuite, à la manière d’une quelconque princesse -impératrice-, avec l’audace fébrile d’une gamine découvrant ses premières rébellions. Il la suivit des yeux tandis qu’elle reculait, se racla la gorge avec un agacement perceptible, et vint d’un geste enfantin s’essuyer la joue comme si elle était porteuse de peste. Ses yeux brillaient d’une indignation d’autant plus puérile. Le sourire qu’elle lui offrait titillait ses nerfs. Il avait envie de la faire basculer sur le bastingage. Et ce fut d’ailleurs ce qu’il fit.

Il l’empoigna par le col, avec plus de fermeté que de violence toutefois, n’eut aucun mal à manier ce corps fin qui ne pesait pas bien lourd à ses yeux, jusqu’à en faire reposer le dos contre le bois du navire. Le geste était vif, maitrisé, mais n’avait en soi aucune de cette agressivité morbide qui pouvait habiter ses mouvements derrière les barreaux, lorsque les plombs sautaient, et que la retenue s’envolait dans la foulée. Il avait la mine sombre, mais les prunelles emplies d’une malice certaine. Peut-être cherchait-il à l’effrayer. Peut-être était-ce juste des simulacres de bagarre, vestiges d’enfance, lorsque la seule façon de chahuter avec les filles était de les embêter jusqu’à plus soif. Il la toisait, de haut, avec son air princier, et une satisfaction palpable.

-Pourquoi je serais celui qui ferait démarrer cette carcasse, pour répondre à tes caprices ? Je n’ai aucune envie de quitter cette ville, détrompe-toi, quand bien même elle soit la plus belle, la plus parfaite des représentations de l’ennui profond qui pousse à devenir vieux et sénile avant l’heure
, railla-t-il sans faire mine de la lâcher : J’ai un but ici, plusieurs même. Ne transpose pas ton vide interne à tout va, tu pourrais t’en mordre les doigts. Je ne suis vide que parce que tu m’es aussi insipide qu’un verre d’eau tiède.

Il eut une pause, détourna le regard qu’il avait savamment rivé dans celui de sa camarade, pour inspecter le bateau qui les accueillait comme s’il venait soudain de le découvrir. Mais lorsqu’il se focalisa de nouveau sur sa proie fraichement choisie, il sembla réaliser tout autre chose, la relâcha comme s’il s’était brûlé, et recula tout aussi sèchement qu’il l’avait coincée. Il se détourna sans s’attarder, ne pipant pas mot sur la mouche qui l’avait piqué. Il feignit de se diriger vers l’endroit d’où ils venaient, bifurqua tout aussi arbitrairement pour aller fureter davantage. Démarrer ce tas de bois, qu’elle disait… Il n’avait jamais navigué, bon sang. Il n’avait pas la moindre idée, le moindre début de piste sur la méthode à employer. Ne fallait-il pas des clefs ? Quelque chose, comme une voiture ? Il méditait encore la démarche à suivre, porta une main à son bras qu’il se mit à frotter avec lenteur, du bout des ongles. Il donna l’impression de se décider, mais pas vraiment pour le sujet espéré.

-J’aime bien tes yeux. T’as un soupçon de connaissance sur les bateaux, autre que tes histoires de dépression chronique ? Je n’ai pas la moindre utilité pour le faire bouger d’ici, ton tombeau flottant menant droit vers la catastrophe. T’aurais pas pu me demander de crocheter une porte, comme tout le monde ?


Tout le monde. C’était bien relatif, comme expression, mais à ses yeux c’était évident que c’était là une action que « tout le monde » voudrait savoir faire. Violer des lieux interdits, fouiller les chambres des frères et sœurs, entrer chez les gens sans crier gare. Utile. Peu toléré dans le bon sens commun. Et venait-il de nouveau de noyer le poisson, ou du moins d’en faire la tentative ? Tout à fait. Il soufflait le chaud et le froid avec autant d’aisance qu’il respirait, sans distinction, sautait de la menace à la douceur, de l’isolation à la terreur sans étape. Le jour où il deviendrait aisé de lui parler, ce serait là le véritable jour où il serait bon à mener à la casse.
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