Manger ? - Taylor

Je traînais encore une fois sur le campus de Blackwell. J'avais réussi à y passer la nuit - encore une fois - et me demandais ce que j'allais pouvoir faire de ma journée. J'errais tant ici que le fait qu'on ne m'ait pas encore découverte me paraissait improbable. N'importe qui pouvait se promener librement sur le campus, a priori, ce qui me laissait penser que le directeur de l'académie aimait les psychopathes. Si facile de les attirer lorsque la porte est grande ouverte !
Les couloirs n'étaient pas comblés, et si je pensais que les étudiants étaient en cours, l'odeur répandue dans les couloirs m'indiquait autre chose. Mon estomac grogna. C'était l'heure du déjeuner. Et je crevais la dalle. Depuis combien de temps n'avais-je pas manger ? Vingt-quatre heures, trente tout au plus. Il me semblait avoir volé une barre chocolatée dans une machine de l'école la veille, mais je ne savais plus à quel moment de la journée. Ç'aurait pu être avant-hier, quand j'avais encore toute ma tête, ou hier, quand je l'avais perdue à force de tourner en rond dans l'école. Je n'avais pas eu envie de sortir dehors. J'avais eu la conviction, ou la peur peut-être, que j'allais me retrouver coincée à l'extérieur si je quittais l'établissement ce jour-là, et je ne m'étais pas sentie prête à passer la nuit dehors. Pas cette fois.

Je respirais l'odeur du réfectoire dans un couloir adjacent à celui-ci. La nourriture des cantines scolaires n'avait jamais été sublime, mais dans mes souvenirs il y avait toujours eu tout juste ce qu'il fallait pour que ça soit bon. Un peu de sel en plus ici, quelques dizaines de grammes de sucre par là, et nous, gamins, on était content de grossir avec une assiette de haricots beurre.
Mon estomac se plaignait tandis que je cherchais une solution du regard. Ce n'était pas comme si je pouvais entrer, voler un plat de nourriture et ressortir avec. Ce n'était ni discret ni pratique. Je voyais les élèves entrer et sortir, l'un d'eux rangeant une carte dans sa poche. Une carte. C'est vrai. Les pensionnaires avaient une carte magnétique pour le repas. J'avais oublié, depuis le temps que je n'étais pas allée à l'école. C'était une bonne nouvelle, car cela signifiait que je n'avais qu'à voler une carte pour aller manger. J'allais faire un tour dans les couloirs à la recherche d'un élève qui, au contraire des autres, ne prenait pas le chemin de la cantine. Cela prit du temps, mais je trouvai finalement une étudiante qui n'avait pas l'air de vouloir aller manger. Blonde, fine, elle était peut-être en pleine crise d'adolescence et refusait de se nourrir, ou comptait aller manger une minuscule salade sous un arbre de la cour. Bah, peu m'importait, tant que je pouvais lui piquer sa carte et aller me remplir la panse.

Codage par Narja pour Never Utopia

L'heure approchait. Le moment redouté allait bientôt faire sonner l'alarme pour que chacun aille manger. Je fis signe aux filles de partir sans moi, ayant prétexté avoir un devoir à finir, pour l'après-midi. C'était faux, évidemment. Je me sauvais de la classe et fonçais au distributeur prendre une boisson au jus de pomme, puis je m'éclipsais dans les toilettes, la buvant le plus lentement possible. Le jus ne me ferait pas de mal, lui. J'attendis que plus personne ne traîne les couloirs et les toilettes pour sortir, et me regarder de profil dans le miroir, en soulevant mon pull. J'étais trop grosse. Je me dégoûtais de plus en plus. Je sentis au même moment ma carte de cantine dans ma poche de jean, et je la maudissais. Elle me provoquait, me poussait à consommer, à m'empiffrer des merdes qu'on servait à la cafétéria, mais c'était inutile. Je tentais de sauter quelques repas, sans trop vouloir éveiller de soupçons de la part des membres du Vortex Club.

« Mange, qu'elle disait. Mais ça, c'était sur son lit d'hôpital, sans ses fameux flans qu'elle aimait tant. »

Ma mère. Je l'aimais terriblement, mais elle savait ce qui me rongeait. Elle le sentait, le voyait. Elle l'avait entendu plusieurs fois. J'avais même craché du sang parfois, ce qui m'avait valu des rendez-vous médicaux. Mais le médecin se moquait bien de mon sort, et tant mieux sans doutes. Je sortis des toilettes en jetant le jus de pomme par terre, laissant tout le plaisir à Samuel de le ramasser plus tard. Je sortis dans les couloirs et ne vis personne. Je m'appuyais contre un mur, jouant avec la carte, l'observant sans envie. Puis je soupirais, avant de sentir quelque chose. Je vis alors, après m'être déportée du mur pour aller à mon casier, qu'une fille me suivait. Je la dévisageai un instant, voyant qu'elle me regardait aussi.

« Tu veux un renseignement peut-être ? »

Qu'est-ce-qu'elle me voulait la brunasse ?

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J'avais attiré son attention. Elle n'était pas très bien lunée, ce qui allait certainement m'aider dans ma tâche. La meilleure façon de voler quelqu'un était de le perturber pour lui faire oublier la présence de l'objet à voler. Il s'avérait que j'avais une grande expérience dans la perturbance de personnes, cette capacité m'ayant aidée à survivre ces dernières années, bien qu'elle ne m'ait jamais apportée de stabilité. Je m'approchai aussitôt la conversation lancée. Cette fille semblait contrariée. Avant de m'adresser la parole, elle parlait toute seule dans son coin, triturant sa carte de cantine qui ne lui avait pourtant rien fait de mal. Elle avait un sérieux problème que mon empathie aurait souhaité tenter de comprendre, mais mon estomac ne pensait actuellement qu'à se nourrir.

- Je veux bien une photo et ton numéro, lançai-je en m'arrêtant à côté d'elle, un grand sourire collé à la face.
Je devais détourner son attention de sa carte de restauration, quitte à l'agacer plus encore qu'elle ne l'était déjà. Elle avait un air de personne avec un problème sérieux, ce genre de personne qui fait la gueule pour une bonne raison. J'avais arrêté de faire cette gueule-là quand je m'étais rendue compte du fait que personne ne pouvait m'aider. Dès qu'on découvrait ma condition physique, on reculait jusqu'à quitter définitivement mon entourage. En même temps, une demi-jambe, c'est communément pas beau, et ça empêche de faire plein de trucs cools comme de l'escalade, du vélo, ou encore une bonne partie de jambes en l'air, car soudain, on se rendait compte que je n'en avais qu'une. On s'imaginait devoir tout prévoir, tout adapter. De l'escalade ? On peut ramener une handicapée ? Tu peux couvrir ta jambe avec les draps ? C'était toujours comme ça, et je comprenais bien pourquoi. Moi-même, je ne me voyais pas passer ma vie avec un estropié. En revanche, je me voyais bien aller déjeuner avec cette jolie carte.

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