Sometimes I think it's gettin' better
And then it gets much worse
Is it just part of the process?
« Je n’ai plus rien à vous dire », déclara-t-il à la jeune femme, assise en face de lui, les jambes croisées dans sa jolie jupe noire. Celle-ci redressa sa paire de lunettes sur son nez aquilin. Elle le mesurait de cet air qui en disait long et s’éternisait dans le mutisme, ayant vraisemblablement décidé de le laisser parler lui sans dire un mot. Cette attente le rendait agité. Le grand brun se trémoussait sur son fauteuil depuis près d’un quart d’heure, et toujours ne trouvait-elle pas son discours recevable. Désespéré, Alec, ou plutôt Lary – car tel était son prénom depuis plusieurs mois – soupira en détournant son regard pour le planter sur la fenêtre à travers laquelle il pouvait observer le bruissement des feuilles dans le vent.
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Du haut de ses treize ans, Alec n’en croyait pas ses oreilles. Son père, universitaire de renom et professeur chercheur spécialisé sur les guerres mondiales et sur leur effet sur le peuple britannique, avait décidé de les déraciner tous de leur Écosse natale pour les emmener vivre en Allemagne. Indigné, le petit garçon aux cheveux noirs ne pouvait pas imaginer vivre ailleurs qu’à Edimbourg. Rien que d’y penser, sa tête tournait et le faisant tourbillonner dans le bureau de son père. Il était monté là pour avoir des réponses à ses questions. Les quelques « aides » - comme son père aimait les appeler – avaient laissé courir le bruit dans la maison depuis plusieurs jours. Et c’était ainsi que le jeune McArchty avait appris la menaçante nouvelle.
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« Ce ne serait pas la première fois que je déménage, voyez-vous ?! », bougonna-t-il sans pour autant daigner poser ses yeux sur elle. Le jeune homme était en effet habitué à ce déracinement. Ses parents, aussi aimants qu’ils l’étaient, s’étaient assurés de lui faire connaître le monde à travers divers voyages censés le former. Ils étaient venus habiter en Allemagne pour que le chercheur puisse accéder quotidiennement à une banque de données autre que celle qu’il pratiquait déjà assidument au Royaume-Uni. Alec se souvenait avoir d’abord vécu cette épreuve comme une terrible malédiction. Une imprécation qui n’avait fait que se resserrer autour de son cou lorsqu’il avait appris devoir fréquenter une des écoles privées les plus réputées du pays. Cette nouvelle souffrance lui avait coupé l’herbe sous le pied. Mais Alec, très soucieux de réussir sa vie – c’est-à-dire la vivre pleinement tout en faisant quelque chose qu’il aimait – savait qu’il fallait en passer par là. Cette école n’avait pas eu que du mauvais, car c’était là qu’il avait rencontré son meilleur ami. Cette pensée lui glaça le sang. La jeune femme sembla le remarquer puisqu’elle le questionna aussi tôt : « Pensez-vous régulièrement à votre vie d’avant ? ». L’homme de lettres la foudroya du regard. Une lueur presque dorée s’agitait dans ses yeux, prête à bondir sur elle pour la transpercer de toutes parts.
« Jamais », certifia-t-il sèchement. Un mensonge auquel ni lui ni elle ne semblait croire. Qu’avait-elle pensé ? Comment en aurait-il pu être autrement ?
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« C’est pas parce que je suis plus jeune que toi, que je suis stupide. C’est quoi ça ? », demanda-t-il pour ce qui semblait être la dernière fois à son meilleur ami. Il pointait du doigt une trace violacée sur la côte d’Elijah, son autre main soulevant de force la chemise obligatoire – car faisant partie de l’uniforme de l’école. Alec n’était alors âgé que de 15 ans, mais trahissait son intellect par son étrange maturité. Celle-ci laissait parfois place à la folie – comme lorsqu’il imaginait que son meilleur ami puisse un jour ressentir la même chose pour lui – mais l’heure était des plus sérieuses. Cette marque, quelle qu’elle soit venait confirmer des soupçons qu’Alec nourrissait depuis plusieurs mois. Elijah s’était toujours arrangé pour qu’ils ne rencontrent jamais son père. Aujourd’hui, le lycéen comprenait pourquoi. « Tu aurais dû m’en parler… », sa voix tremblante témoignait de sa déception, mais surtout de son émotion.
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« À quoi bon, de toute façon ? », demanda-t-il tout aussi sèchement. « Je ne peux plus les voir. Je ne sais même pas ce qu’ils sont devenus. Et même si je le voulais… Bref. C’est bon ? C’est terminé, vous me donnez le feu vert ? »
Tout ce qu’il voulait, c’était que cet entretien avec la psychiatre se termine, qu’elle signe ce fichu papier, et qu’il puisse organiser sa nouvelle vie dans un nouveau pays. Alec voulait reprendre ses études, abandonnées après l’obtention de sa licence. Ou plutôt mises de côté, sans aucune objection possible de sa part.
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« Non, c’est moi qui règle ! », déclara Mr McArchty à son fils, dans le petit restaurant où la famille se donnait souvent rendez-vous. « Ce n’est pas tous les jours qu’on obtient une licence de lettres ! ». Alec se trouvait chanceux. Son propre père l’avait toujours encouragé à être qui il voulait, sans émettre la moindre objection. Il avait parfois été dur, car il n’en attendait pas moins. Mais ces leçons de vie semblaient avoir profité à Alec qui était devenu un beau, attentionné et cultivé jeune homme. Le licencié laissa son père payer et s’approcha de la porte d’entrée du restaurant, bras dessus, bras dessous avec sa mère, Alice. La cloche tinta lorsqu’ils l’ouvrirent et furent rejoints par Scott. L’heureuse famille s’éloigna dans la ruelle, pour gagner l’axe principal et pourquoi pas terminer la soirée dans un café encore ouvert. La ruelle sombre le devint davantage lorsqu’une bande cagoulée les encerclèrent et mirent rapidement les trois McArchty à terre. Un sifflement effroyable le gifla et lui coupa toute énergie alors qu’il prenait un coup de crosse sur l’arrière de la tête. Avant de sombrer dans l’inconscient, Alec entendit des bruits assourdis par son mal de tête, et vit ce qu’il apprit plus tard être une marre de sang se répandre autour d’eux. Des cris, puis plus rien. Ses parents venaient d’être assassinés et pas par n'importe qui. Son sort n’aurait certainement pas été différent si par chance la police allemande n’était pas arrivée.
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Le programme de protection dans lequel il avait été inscrit pour sa sécurité ne l’obligeait pas seulement à se faire connaître sous le nom de Lary Powell, il requérait également de sa part la plus grande transparence. Ainsi, tous ces choix étaient scrutés à la loupe par une équipe de soi-disant experts. Et son déménagement en Oregon ne faisait pas exception. Lorsque la jeune femme, toujours sans dire le moindre mot mais avec un regard plus sévère encore, se décida à signer le papier et à le laisser partir, Alec soupira intérieurement. Il avait réussi à cacher la véritable motivation derrière ce choix de ville : il avait retrouvé Elijah, et il savait tout.