Dans la brute assoupie, un ange se réveille. [Charles et Kyle]

Kyle ne put se retenir d’arquer un sourcil élégant. Une balade d’alcoolique seul. A peu de choses près. Il lui fallut une seconde de flottement, le temps de tourner et retourner la phrase, pour réaliser qu’il devait s’agir d’une quelconque référence qu’il ne possédait évidemment pas. Il parvint à masquer la grimace légère qui souhaita alors se former sur son visage, et préféra se concentrer sur ce qu’il comprenait, et ce à quoi il pouvait répondre sans être à côté de la plaque. Il avait cru voir, que Charles n’était pas un amoureux des foules, mais après tout, il pouvait se tromper. Il ne l’avait vu qu’une fois, au plus bas et au plus mal -de ce qu’il considérait être le plus bas, entendons-nous-. Se cachait peut-être là derrière un extraverti invétéré, qu’il ignorait, mais cela ne semblait toujours pas être le cas. Il se contenta de sourire, et hausser les épaules, distrait. Malgré le fait que la conversation se réorientait, à son grand bonheur, il avait désormais le goût amer des six ans de silence sur la langue, et c’était toujours quelque chose qu’il évitait comme la peste. Au moins avait-il pu garder cela pour lui sans mal. Pour l’instant.

-Je pourrais boire, mais je n’en vois pas l’intérêt. Je préfère rester… Conscient.

Au contrôle lui soufflait ladite conscience, et il réfuta silencieusement l’idée tout en finissant par céder, de nouveau, à la curiosité et l’appel de la culture. Cette dernière n’aurait cesse de s’étendre avec Charles, au rythme où ils allaient. Grèce, tragédies, bacchanales et autres joyeusetés. Ah, et le Parfum, le fameux, sur sa table basse.

-La promenade, là… Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi en parles-tu ? Y’a… Un rapport à la solitude ?

Il ne put rester bien longtemps vexé par sa propre inculture, car Grenouille venait de mettre le doigt exactement sur la bonne soirée, et le plus jeune se fit fureur pour ne pas simplement ricaner. Allons bon. Ils s’étaient croisés avant même de vraiment se parler, le hasard était joueur. Mais dans une ville pareille, tout le monde croisait tout le monde, sans le remarquer, jusqu’au jour où la parole s’échangeait enfin. Il se redressa un peu sur sa chaise, son sourire plus détendu, teinté d’amusement, et il délaissa son bras pour retourner s’acharner sur la serviette. C’était ça, ou se retrouver à faire des moulinets des bras en parlant. Il doutait du bienfondé de ces derniers.

-J’y étais aussi, et contrairement à toi personne n’a jugé utile de me ramasser… Son canapé était plus confortable que le mien ?

S’il ne riait pas, sa voix laissait transparaître tout son amusement, alors qu’elle délaissait le ton neutre qu’il avait adopté si souvent. Charles se faisait décidément récupérer par tous ceux qui passaient. Une prof. Quelle chance. Il en vint à une moue qui feignait la jalousie, moqueur.

Charles n'était en effet pas un grand amoureux des foules. Avant, il s'en foutait bien, mais désormais ça le rendait nerveux. Il tournait de tous les côtés en s'attendant à voir débarquer les flics, la CIA, les hélicoptère ou pire encore, les chiens, les voyantes, tout ce beau monde qui s'était mobilisé lors de la chasse à l' homme géante pour retrouver Bunny au milieu de toute cette neige. Depuis, aussi, il détestait l'hiver. Les flocons le plongeait dans une mauvaise humeur morose et le temps glacial de ce mois de décembre faisaient remonter de mauvais souvenirs. Les réflexions peu éthiques, les champignons, le poison, les volumes de Henry en ébreu, tout le tralala. Il se frotta un œil d'un vieux geste mécanique.

Il sentait que Kyle reprenait du poil de la bête après sa semi-hésitation des souvenirs fraternels. Boire s'il n'y avait pas volonté de ne pas arrêter avant d'avoir oublié son propre nom, voilà ce qui n'avait pas de sens dans l' esprit de Charles. Il n'était pas le seul à penser comme ça. Les réunions des AA étaient pleines de vieux quadragénaires délirants qui n'avaient pas dessaoulé pendant sept ans d'affilée. À côté, Charles passait pour un enfant en bas âge.

- Ouais, garder le contrôle, il paraît. Ça me paraît assez obscure.

Il ne dit pas plus, plongé dans ses pensées. À la question de Kyle, il semblait renvoyé violemment à la réalité, comme s'il s'était échappé de son corps plusieurs instants durant, ce qui n'était pas forcément impensable.

- Heeu, je ne sais pas. (toujours ce sourire d'excuse) Je disais ça comme ça. Tu ne trouves pas que ça sonne bien ? La balade du buveur solitaire ?

Il n'avait rien d'autre à dire, la question de son camarade l'avait pris au dépourvus bien qu'il le cachât avec bien de brio. Il repensa à Madeleine (était-ce Madeleine ? Ou bien Marilyn) et à son appartement spacieux, son chat, sa bibliothèque. Il eut un rire gêné.

- Eh bien, je ne sais pas. J'ai passé la nuit à lire Gatsby le Magnifique dans la cuisine avec son chat qui me fixait avec ses yeux oranges. Je ne peux pas dormir.

Cette phrase recelait de sous-entendus plus obscures qu'il ne prit pas la peine de mettre en lumière. Les somnifères avalés par poignées, les réveils et les cauchemars.

Garder le contrôle, exactement les mots qu’il fallait pour justifier la sobriété à toute épreuve du plus jeune. Il haussa les épaules, se concentra davantage sur sa tasse qu’il termina sans se presser. Il appréciait le sucre sur sa langue, qui chassait tout le reste. Le chocolat réchauffait décidément l’âme plus sûrement que n’importe quoi d’autre. Il n’en eut même pas le courage de questionner Grenouille quant à l’obscurité supposée de tout cela. Qu’est ce qui était obscur là-dedans, après tout ? Vouloir rester maître de soi, le contrôle en lui-même, ou un mélange infâme des deux. Mais Charles, lui, avait l’air d’y réfléchir bien davantage, si bien qu’il s’en serait presque voulu de l’avoir tiré de sa rêverie. Encore une. Il se demandait combien de temps l’aîné pouvait rester ainsi, ailleurs, si personne n’en venait à le déranger. Expérience à faire, un jour. Pas tout de suite, néanmoins.

-Si, ça sonne extrêmement bien… Ca sonne comme toi, ajouta-t-il avec un air amusé : Sauf que tu n’es plus buveur. Et pour le moment pas solitaire. Disons que c’était le Gr-… Charles d’avant.

Il s’était repris avec une aisance incroyable, sans même laisser paraître une once de gêne ou d’hésitation. Il détourna les yeux un instant, là encore l’air de rien, pour suivre des yeux la serveuse, les clients qui allaient et venaient à travers la porte. Cependant, à l’entendre rire, il se concentra de nouveau sur son camarade. Il n’était qu’une amusante illustration de gêne passagère et d’excuses jetées sans cesse dans des sourires presque timides. Kyle se laissa songer, un temps. Un chat aux yeux orange, un gars ivre dans une cuisine qu’il n’osait trop éclairer. Il pouvait aisément visualiser la scène, et cela lui fit lâcher un rire bas.

-J’ai beau avoir le sommeil réglé comme une horloge, je n’arriverai pas non plus à fermer l’œil avec un chat qui me scrute. Prenez un chaton, qu’ils disent tous. Le bon plan.

Il avait entrepris de réduire sa serviette en confettis minuscules, au point où il en était, et faisait preuve d’une cocasse application. Il avait bien vu, lors de la nuit dans son studio, que son compagnon ne pouvait trouver le sommeil alors que tout était fait pour qu’il s’écroule. Il s’en rappelait. Des voix, dont il parlait, ces voix qu’il entendait, ses paniques diverses et la tension constante dans son corps. Il n’avait pas besoin de poser de question, de chercher bien loin pour comprendre.

-Je ne te ferais pas l’affront de te demander si tu as tenté la tisane, hm.

Pour lui, le contrôle était quelque chose de nouveau. Voilà ce qui lui paraissait obscure. Il pencha légèrement la tête sur la gauche, dans un vieux geste en réponse à celui de sa jumelle. Il pensait à elle de plus en plus souvent, et presque en permanence depuis qu'elle l'avait appelé. Pour une raison obscure, il avait envie d'en parler à Kyle. Lui comprendrait. Lui avait aussi une jumelle avec qui il avait des problèmes de contact, si ça peut être nommé de la sorte.

Désormais pas plus buveur que solitaire. Il sourit largement.

- C'est vrai. Sobre et accompagné, il y a trois semaines je n'y aurait pas cru. Je n'ai presque de contact avec personne, depuis que je suis arrivé en ville. Toi aussi, non, ou je me trompe ?

Il était presque certain de ne pas se tromper. Son sourire mourut sur ses lèvres, tandis qu'il se perdait encore dans ses pensées, comme souvent. Kyle n'avait pas tord. En expérience, il pouvait rester des heures dans sa propre tête. Il y en avait, du mouvement, là dedans. Depuis qu'il avait arrêté de boire, il entendait moins ces putains de voix insupportables mais expériencait de drôles de ressentis, plutôt désagréables. Il s'échappait de son corps, il croyait rêver éveillé. Mais cela, il n'aimait pas en parler et n'était pas sûr d'en être capable. Il n'avait même pas remarqué le léger lapsus de son camarade. Sur sa remarque sur la tisane, il éclata d'un rire clair et juvénile.

- Oh, Jesus, la tisane. Le yoga, aussi, on me l'a proposé très souvent. Le professeur de grec m'a parlé une fois après les cours, l'air inquiet de mes cernes de six pieds de long. Il m'a dit qu'il avait eu une crise d'insomnie, dans ses trente ans, et faisait le poirier pendant cinq minutes tous les soirs. Il m'a conseillé de me tenir les pieds en l'air contre un mur, tu peux seulement y croire ?

Décidément Charles savait sourire. Lui qui n’avait eu en stock que de pâles rictus maussades les soirs de décadence, il affichait désormais des expressions plus lumineuses, plus engageantes, qui troublaient le plus jeune. C’était bien plus aisé pour lui de réagir à la neutralité de façade qu’avait eu son aîné quelques semaines plus tôt, ou encore à cette cynique tristesse qui ne le quittait pas. Pourtant, il n’aurait changé cela sous aucun prétexte. C’était plus agréable de voir ses yeux vivants, gris, plutôt que ternes et las de tout. Il ne put que sourire en retour, de façon plus timide, plus retenue, à la fois plus sincère que ces immenses sourires qu’il avait appris à faire avec le temps. Sobre et accompagné. C’était vrai. Et Kyle pencha la tête, lui aussi, amusé, déchira un nouveau lambeau de papier.

-Presque personne, moi aussi. Quoi que, quelques conversations perdues au pied du phare, ou bien là où je bosse… Mais je crois bien que j’ai passé plus de temps avec toi qu’avec quiconque ces derniers temps.

Ces dernières années, souffla dame conscience, de nouveau. Après tout, être enfermé avec quelqu’un pousse à demeurer avec. Grenouille avait été le premier avec lequel il avait enchainé les heures sans sourciller. Même s’il y avait eu cette fille, qu’il appréciait, ou du moins estimait à sa juste valeur. Elle aussi avait su le distraire et marquer son esprit, certes pas de la même façon. Alors que le sourire mourrait sur les lèvres de son camarade, il se demanda ce qu’il avait bien pu dire pour causer cela, aussi sursauta-t-il de manière prononcée lorsque le rire brisa le silence. Un beau rire, par ailleurs, qui lui fit mordre sa lèvre pour ne pas se laisser tenter à le suivre.

-Je pense que je n’ai pas envie d’y croire, mais que je donnerai bien cinq minutes de ma vie pour te voir essayer la manœuvre… J’espère pour toi que tu as de bons bras. Ou un équilibre correct, asséna-t-il sans plus chercher à masquer son amusement : Même si à force, tes cernes feraient presque partie intégrante de ton charme.

Le sourire de Kyle était agréable, adorable, mais il aurait fallu payer Charles pour qu'il avoue à quel point il l'appréciait. Il n'était pas un grand démonstratif. Pas du tout, en fait. Plus maintenant. Il faillit rougir en entendant qu'il avait passé plus de temps avec lui qu'avec quiconque, mais se gérait avec perfection. Toujours avec sa manie de dire la stricte vérité, il n'élargit cependant pas son sourire.

- Ouais, pareil pour moi. Enfin, je n'ai partagé de conversation avec personne sous le phare (quel phare, eut-il le temps de se demander avant qu'il s'en souvienne - il avait dormi en-dessous quelques nuits lors de ses escapades de sans-abri) mais je crois que c'est avec toi que j'ai parlé le plus. Mais... (honte légère, son regard se fait fuyant) je ne me souviens pas de tout.

Kyle devait s'en douter. Il en était persuadé. Un équilibre correct ? Ça ne lui était même pas venu à l'esprit de se tenter aux conseils stupides de son professeur. Le problème n'était pas l'endormissement en soit, pour être honnête. À sa remarque sur ses cernes, il faillit se remettre à rire. C'était étonnant d'entendre ça.

- Pas sûr que j'ai un équilibre de qualité, non. Les somnifères font très bien l'affaire.

Ce qu'il ne disait pas, c'est que le problème était les rêves. Ils le réveillaient en sursaut, parfois en pleurs, tremblant comme un apoplexique. Et bonne chance pour se rendormir après ça. Il se trémoussa sur sa chaise et but son café d'une traite, sentant à peine la douleur de la brûlure sur sa langue. Quelque part dans son esprit, il s'imagina dans un lit avec le garçon en face de lui, mais, terriblement gêné, comme si Kyle pouvait lire dans ses pensées, il se mit à rougir effrontément.

Kyle n'aurait pas risqué grand chose à parier que son camarade n'avait jamais eu de discussion passionnante aux abords du phare. De ce qu'il avait pu en voir, il n'était pas fréquenté souvent, et était dans un état d'abandon qui n'attirait pas des foules de visiteurs. Il avait eu de la chance d'y croiser quelqu'un, lui, qui plus est un jour de pluie. La chance sourit aux audacieux, cela se confirmait. Sa serviette désormais réduite à l'état de fragments minuscules, il envisagea l'espace d'une seconde de s'attaquer à la nappe de papier qui trônait sur la table, mais ç'aurait ère pousser le bouchon trop loin. Il esquissa un sourire, rieur, coula un retard entendu sur son Grenouille. Évidemment qu'il ne se souvenait pas de tout. C'était déjà un petit miracle qu'il se fut souvenu de son nom! Avec plus d'alcool que d'hémoglobine dans le sang, Charles n'était pas supposé y voir clair dans leur conversation passée. C'était d'ailleurs pour ça que le plus jeune s'était permis d'être si ouvert.

-T'as rien raté de si passionnant. Une chance pour toi que je n'ai pas été porteur d'un message capital, railla-t-il avec amusement: Et partis comme on est, t'auras bien d'autres choses à stocker dans tes souvenirs d'aujourd'hui.

C'était étrangement satisfaisant de se dire qu'il n'était pas le seul à ne connaître que peu de monde. À parler peu aux gens de la ville. Satisfaisant aussi que de savoir qu'il était lui aussi le détenteur en titre du temps le plus long passé avec son aîné. Il pianota sur la table, l'espace d'une seconde, l'image d'un Charles à l'équilibre lamentable s'échouant sur un mur s'imposa à lui. Comique. Pas plus comique que de le voir tanguer vers la sortie d'un bar, mais plus bon enfant, sans doute.
Il lui semblait avoir connaissance de cet emploi des somnifères. L'avait-il supposé, ou était-ce les vestiges de la nuit dans son studio? Il ne se souvenait pas, lui non plus. Ils en avaient dit, des choses, nombreuses et décousues, et la fatigue avait effacé les pans qu'il jugeait alors les moins importants. Il n'eut pas vraiment le temps d'ouvrir la bouche, ses yeux attirés par les rougeurs du plus vieux. Oh, ce dernier faisait bien, de se méfier. Kyle n'était pas encore devin, ni mentaliste, mais son regard perçant faisait bien l'affaire pour donner l'illusion qu'il sondait les gens jusqu'à l'âme. Il n'en était évidemment rien.
Il se pencha en avant, de façon presque imperceptible, un sourire mutin placardé aux lèvres.

-Allons, c'est d'évoquer les somnifères, qui te fais rougir comme ça? (À en juger de son ton, il ne croyait pas à cette version le moins du monde.) À quoi penses-tu, Charles?

Question innocente, à la volée, et pourtant il venait d'employer son prénom comme pour donner plus de poids à ses paroles. Cela l'intéressait, tout au plus. Le café ne pouvait pas être brûlant au point de lui faire gagner deux teintes.

Kyle avait réduit sa serviette en panbauts (jsp Koman sa secri) d'une main experts que Charles observait désormais avec intérêt. Tout sauf le regard de son camarade. La gêne qui le caractérisait alors atteignait des sommets affolants. Message capital ? Son esprit s'envolait en vrilles furieuses. Que voulait-il dire ? Mais il se détendit. Ce n'était forcément pas ce qu'il croyait. Hors, contrairement à ce que Kyle semblait croire, il avait une plutôt bonne mémoire. S'il ne se souvenait pas d'une bonne partie de la marche dans le froid (en tout cas toit ce qui suivit son passage au piano dont il n'était plus très fier) il avait en revanche plutôt clairement en mémoire une grande partie de leur conversation sur le canapé. Hormis la bacchanale. Ça, il n'aurait jamais du en parler et il était certainement mieux qu'il ne s'en souvienne pas. Si Kyle insinuait quoi que ce soit à ce propos, il risquait fort de quitter le café dans la seconde en se prenant un pied dans la table.

- J'espère bien. C'est agréable de discuter avec toi.

Même si nous n'avons pas encore passé le stade des banalités, ajouta-t-il sans bouger les lèvres. Il se remit à sourire et son visage reprit une couleur normale. Toujours un peu grise, mais bien moins que la dernière fois qu'ils s'étaient vus.

Charles avait bien souvent des pensées de la sorte qui lui traversaient l'esprit. Or, il n'assumait pas pleinement - voir pas du tout - son attirance pour d'autres jeunes hommes. S'il aimait les femmes (souvent les mauvaises), il n'osait rien tenter avec les hommes sans au moins trois grammes dans le sang. Il se souvenait très clairement des escapades alcoolisées avec son ami Francis, les dérapages incontrôlés et les parties de jambes en l'air effrontées du vendredi soir quand ils se retrouvaient seuls avec une bouteille à partager. Avec Richard, aussi, une fois. Mais son ami avait des trous noirs si parfaits quand il buvait que Charles était certain qu'il ne se souvenait de rien.

Ici, à Blackwell, il n'avait eu d'expérience avec personne (hormis Clotilde, mais c'était une erreur de parcours) et ressentait bien son attirance masculine grandir. N'obstruant pas celle pour la genre féminine, mais suffisamment forte pour le mettre mal à l'aise. Il souffla d'un air irrité, mais il souriait.

- J'ai une attirance toute particulière pour les somnifères. Je crois que le terme scientifique est somifèrophile.

Mais il riait. Il avait désormais masqué son désarrois avec brio, si bien qu'une personne moins attentive que Kyle aurait pu en oublier toute trace.

Les banalités étaient réconfortantes, en soi. Chemins connus, arpentés bien souvent, sans réelles conséquences derrière. C’était le lot de leur conversation jusque-là, aidé par leur sobriété et l’heure tout à fait correcte. Il était moins naturel d’aborder dans de telles circonstances des sujets minés, plus épineux, qui ne voyaient le jour que lorsque la fatigue assommait les restants de retenue qu’ils pouvaient avoir. C’était apaisant, d’une certaine manière, de pouvoir parler de faits si futiles, dont il se foutait d’ordinaire. Il pourrait les oublier, dans quelques heures, en partie. Ne conserver que ce dont il souhaiterait se rappeler. Les quelques mots qui marquaient son esprit.

-Le plaisir est partagé. J’ose espérer que ce sera l’un de nos divers commérages en devenir…

Venait-il d’admettre en quelques sortes qu’il apprécierait de le revoir, de nouveau, peut-être même plusieurs fois ? Tout à fait, mais rien ne le laissait supposer dans son expression qui se faisait détachée avec soin, et souriante juste ce qu’il fallait. Banalités. Il n’y avait plus rien de banal entre eux dès l’instant où leurs mots avaient dérapé. Bacchanales, suicide et hallucinations. De bien beaux trophées, des connaissances que certains préféreraient ne pas avoir. Technique de l’autruche. Ne pas voir, c’est ne pas s’en soucier.

La vague irritation de son camarade n’échappa pas à son attention, tout justement. C’était l’unique erreur qui trahissait Charles, et le plus jeune ne la laissa pas filer, écouta avec une application toute neuve les mots qui suivirent. Il ne voyait pas. Ne voyait pas ce qui pouvait causer l’agacement, ce à quoi pouvait vraiment penser son camarade, ou ce à quoi se référaient éventuellement ces paroles. Il vint s’appuyer sur sa main, toujours l’air princier, avec son regard franc.

-Un gars attiré par les somnifères, ça c’est cocasse. Et qu’ont-ils de si… Séduisant, tes somnifères ? En dehors du fait de t’envoyer tout droit dans les vapes sans détour, bien sûr.

Il avait toujours espoir de parvenir à comprendre en laissant la conversation se prolonger, en jouant sans prendre de risque avec ce que laissait planer son Grenouille. Il devait bien y avoir quelque chose. Il n’y aurait peut-être jamais accès, ne s’en offenserait pas, mais le défi était trop distrayant pour qu’il le laissât simplement couler sans s’en amuser. Il avait beau être d’une clairvoyance relative quant à certains sujets, il ne maîtrisait pas le moins du monde tout ce qui avait attrait à… L’attrait, tout justement. Il n’avait pas eu d’occasions qui se bousculaient pour comprendre le fonctionnement des choses. Le flirt, les pensées qui divaguent et les serveuses qui draguent un gars perdu sur leurs comptoirs.

Les banalités, s'en était presque d'une facilité enfantine pour un professionnel averti des comptoirs de bar comme lui. Sobre ou saoul comme une barrique, il pouvait soutenir la conversation avec n'importe qui du moment qu'on n'entrait pas dans la sphère privée. La pluie, le beau temps, le dernier match de Base-ball, les élections, le dernier meurtre en date. Néanmoins, Charles se voyait mal discuter tueur en série avec Kyle à cet instant de la journée. Les banalités, et le sourire. Rien de plus simple.

- Espérons-le, en effet. Rien de pire que les conversations futiles entre étudiants sur le prochain chapitre de français, si tu veux mon avis - ce dont je ne doute pas, ajouta-t-il d'un ton espiègle.

S'il aimait discuter avec les gens, certains l'ennuyaient ferme. Et encore, le terme employé était trop doux. Se détournant de la conversation un instant, il commanda une viennoiserie à la serveuse. Les viennoiseries lui rappelaient ses hivers en France dans sa très tendre enfance (c'était le seul café de la ville qui en proposait) ; or, sur les quinze kilos qu'il avait vu s'échapper depuis le début de sa descente aux enfers, il en avait perdu cinq de plus. Il tentait de reprendre du poil de la bête avant de mourir de malnutrition. Cette conversation lui avait ouvert l'appétit, et c'était chose trop rare pour ne pas sauter sur l'occasion. Il lança une oeillade à Kyle comme pour dire "Et toi, tu en veux ?"

- C'est exactement ça qu'ils ont d'attirant.

La blague s'était transformée en confession des plus sérieuses et il était certain que Kyle avait capté le changement d'atmosphère. Charles cala ses pieds plus loin sous la table, comme pour s'étirer, et s'ébouriffa les cheveux.

- L'attrait de l'inconscience. Du lâcher prise. (il pencha la tête sur le côté de manière ironique) Ou simplement l'appel du sommeil. Qui sait.