Les gens qui ne disent jamais rien, on croit juste qu'ils veulent entendre, mais souvent, tu ne sais pas, je me taisais pour donner l'exemple.
Je n'ai jamais rien demandé. Ni un bonbon à trois ans, en faisant les courses au supermarché avec ma mère. Ni un peu d'argent, lorsque ma pauvreté avait failli me faire arrêter mes études alors que j'en arrivais au bout. Ni un service, quand je me trouvais bien embêté et qu'un coup de main aurait réglé la situation en un quart de tour. J'ai toujours préféré perdre mon temps plutôt que de demander de l'aide à qui que ce soit. Pour ne rien devoir à personne, jamais.
Et d'elle, j'aimerais en parler, je veux tout vous dire, mais je ne suis plus sûr de ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Elle était un peu plus jeune que moi, de peu. Trois ans peut-être. Elle était toujours là. Dans mes rêves, dans les lieux les plus inattendus. Elle apparaissait. Et je la voyais encore même quand elle n'était plus là.Je n'étais qu'un bébé fragile qui nécessitait toute l'attention du monde, et pourtant, on m'avait quand même laissé tomber. Littéralement. Ma mère avait toujours été maladroite. Elle m'avait envoyé à l'hôpital au bout de deux jours et s'en était toujours voulue pour ça.
J'avais failli mourir de sitôt, mais ça ne me faisait rien de le savoir, en grandissant. La vie, la mort, ce n'était qu'un hasard pour moi, ça n'avait pas d'importance. Un jour on vivait, l'autre on mourait. Je ne me posais pas de question sur le pourquoi du comment. Cela me semblait logique. J'avais grandi avec l'idée que la mort n'était rien, et pourtant, à la mort de ma mère, ça m'avait foutu un sacré coup.
A six ans, j'avais compris que ce n'était pas la mort dont les gens étaient terrifiés, mais de l'absence. Ils avaient peur de ne plus jamais revoir la personne aimée. Je n'avais jamais eu peur. Je n'avais jamais revu ma mère.
Je ne l'aurais pas enterrée. Je l'aurais incinérée et couverte de poudre d'or. Lâchée dans le vent, elle aurait brillé au soleil. C'est ce qu'elle aurait voulu, je l'avais senti, sans jamais rien faire de ce sentiment.
J'aurais aimé l'enterrer. Au moins savoir. Pouvoir lui donner une tombe où l'on pourrait lire son nom. Et en le lisant je me souviendrais. Elle était comme une sœur complètement barrée qu'on aimerait éviter. Sauf qu'elle était ma cousine, et qu'il m'avait toujours été impossible de l'éviter.Mon père n'avait jamais voulu d'un gamin, pas même d'un fiston. Il n'avait pas les moyens de s'en occuper. La seule raison de ma conception avait été un cadeau de Saint Valentin à ma mère. Aussitôt décédée, mon père s'était barré. J'avais été placé en orphelinat, car aucune famille d'accueil n'était prête à accueillir un enfant troublé.
C'est vrai, j'étais un gosse étrange, peut-être était-ce dû à ma chute post-natale. Néanmoins, j'étais calme, réservé, je ne cherchais jamais les ennuis. Pour cette raison, ce refus m'avait froissé et la confiance que j'avais pu porter à autrui se brisa définitivement.
Ne jamais rien lui demander. Mais elle demandait tout. Elle voulait la Terre, l'Océan, la Lune et les étoiles. Puis le soleil, ce soleil, le nôtre, notre Soleil, elle le fuyait, et le jour où elle a voulu fuir le plus loin possible de luiNe jamais rien demander. A personne.
elle s'est perdue dans sa fuite, malgré mes avertissements. Elle a trouvé son salut, sans me dire au revoir, laissant gagner la tempête en elle, cette tempête qui m'a emporté dans la tourmente.L'orphelinat était à moitié plein de garçons impulsifs, eux aussi dégoûtés par l'injustice de la vie. Je les comprenais sur ce point-là, mais ce n'était pas parce que la vie avait été dure envers moi que je me mettais à pourrir celles des autres. Au contraire, quand j'avais un peu de répit entre deux bagarres, j'apprenais. Tout et n'importe quoi. Un soir, j'avais eu un rêve étrange pendant lequel un crapaud venait me tirer d'ici et me montrait un chemin discret vers un monde paisible où nous n'avions pas besoin de trimer pour survivre et prouver notre valeur. Je m'étais renseigné sur cet animal, engloutissant toutes les informations à ma disposition. J'avais encore fait quelques rêves l'incluant depuis, mais je n'y portais plus attention.
Elle était la seule famille qu'il me restait après la mort de ma mère. On se haïssait, mais on s'entraidait quand même, parce qu'on avait des vies à s'en exploser la tête. Je m'échappais parfois de l'orphelinat pour la retrouver, ou elle apparaissait en son sein pour venir m'emmerder.J'aurais peut-être dû lui demander. A lui.
J'aurais peut-être dû lui demander. A elle. A elle seule, ce qu'elle ressentait, ce qui la tuait depuis des années. Je n'ai jamais compris. Jusqu'à ce qu'elle nous le fasse comprendre à tous.Je revis mon père le jour de mes vingt ans. Il s'était remarié et avait eu deux filles, de six et deux ans. Il ne m'avait pas reconnu, ne s'imaginant pas à ce que je survive jusqu'à l'âge adulte. Il m'avait demandé ce que je faisais dans la vie, et pour toute réponse il avait obtenu un
va te faire foutre sorti tout seul. Je n'avais pas besoin de lui. J'avais grandi seul. Traversé le deuil et l'abandon. Je ne voulais pas de lui dans ma vie. Non par colère, mais par indépendance. Je ne voulais pas qu'il revienne, car je savais que si je le laissais revenir il me demanderait des services. Il m'utiliserait, sans rien donner en retour. Je n'avais pas besoin de ça, encore moins de lui.
La dernière fois que je l'ai vue, c'est au travers d'une photo. Elle était là, sur la falaise, tout au bout, les bras levés, un pied dans le vide, sous la pluie battante et le ciel enragé.J'aurais dû lui dire qu'il l'avait trahie. Mais à quoi bon ? Il ne m'a jamais écouté.
Elle ressemble beaucoup à ma mère, comme si elle était sa fille. C'est fou ce qu'elle lui a toujours ressemblé.Je travaillais dans un petit café pendant mes études. Je m'étais trouvé à la rue pendant trois mois en deuxième année, car je ne parvenais pas à subvenir à mes besoins. J'avais donc pris l'initiative d'étudier à distance pour pouvoir travailler plus au café. Je parvins à valider le côté pratique de la formation grâce à des stages que je fis pendant mes congés. Quatre ans de galère, mais j'avais enfin un emploi qualifié qui me plaisait. J'étais devenu hypnothérapeute.
C'est ça qui m'a emmené à Arcadia Bay, cette photo-là. Ce mystère. Son visage.Il était revenu la veille, le crapaud. Je l'avais vu plusieurs fois, et ses yeux m'avaient rappelé ceux de ma mère. J'en avais déduit que je devais m'en aller. Partir plus loin. Quatre jours plus tard, je déménageai.
Je la reverrai un jour. D'une façon ou d'une autre. Je lui rappellerai au combien je la hais, et elle comprendra peut-être que je n'ai jamais souhaité jouer à son jeu malsain que je ne pouvais de toute façon pas gagner.Je suis arrivé il y a deux ans à Arcadia. J'habite un petit appartement au deuxième étage d'un immeuble calme. Établir une clientèle correcte m'a pris du temps, mais je parviens désormais à subvenir à mes besoins en exerçant mon activité d'hypnothérapeute.
Je n'ai pas de grande ambition. Je veux simplement vivre ma vie indépendamment des autres. Sans jamais rien devoir à personne.
Et lui dire, le jour où je la reverrai, que sa disparition m'a fait du mal. Un poison toxique piquant mes veines depuis sa disparition sous les eaux sombres de l'océan, le plus loin possible du Soleil.(Citation en titre tirée de Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce.)