Il faut nous laver
de cette crasse héréditaire
AubeA sept ans, Charlie fut réveillée aux premières heures du jour par sa mère, qui d'une voix étouffée lui ordonna de se dépêcher de s'habiller. Elle protesta mollement, demanda des explications mais n'en obtint que de longues heures plus tard. La petite fille se retrouva propulsée dans un autre appartement, une autre ville. Un autre continent. Plus de papa à l'horizon, plus de grands bras pour la pousser sur la balançoire au square. Plus de bisous qui piquent. Plus de cheveux ébouriffés par la grande main paternelle.
Toutes ces pertes, la petite Charlie comprit rapidement qu'elle les devait à sa mère qui avait économisé soigneusement pendant des mois pour rejoindre James - son amant - à des kilomètres de leur Ecosse natale. L'homme inconnu de Charlie sembla tout aussi ravi qu'elle de sa présence chez lui et une guerre silencieuse démarra entre les deux.
Charlie n'arrivait honnêtement plus à savoir lequel avait débuté les hostilités mais rapidement les choses dégénérèrent. Les prénoms tout d'abord furent crachés avec mépris, puis les insultes. Charlie grandissant, elle passa rapidement des mots d'enfants à des insultes plus cruelles, plus vicieuses. Vinrent alors les fessées, puis les claques. Si l'homme pensait la calmer, il ne fit que la rendre plus dure et sa colère grandit désespérément au point où il lui semblait parfois que tout son corps allait craquer pour laisser s'échapper un orage démentiel sur l'immeuble et même tout le quartier.
Un événement dramatique eut lieu dans l'école de quartier où était scolarisée l'enfant et lui mit la tête un peu plus en vrac encore. Après cette fusillade elle commença à être prise de colères intenses envers les meubles de sa chambre et également les murs. L'enfant avait été terrorisée par ce qu'elle avait vu et vécu, au point d'être victime de petits accidents nocturnes. Mais pourquoi donc James se serait-il privé de l'humilier avec ce problème qui la complexait d'autant plus ?
A quatorze ans elle prit sa première raclée alors que sa mère était encore au travail. Sanglotante, elle reste des heures dans sa chambre à pleurer une famille rêvée. Ce fut le bruit d'un bus dans la rue qui la fit reprendre ses esprits. En catimini elle réunit quelques affaires dans son sac à dos violet puis sortit par la fenêtre pour rejoindre les escaliers de secours. Quelques minutes plus tard elle courrait dans la rue aussi loin que possible. Mais où peut-on bien aller lorsque l'on a quatorze ans et aucun argent ? Elle fut retrouvée par la police dans les heures qui suivirent, il faut dire qu'une petite blondinette errant dans la rue aux petites heures du matin avait de quoi alerter. Une fois en possession de son adresse il la déposèrent chez James où elle dû subir une leçon de morale faussement inquiète de la part de celui-ci et une crise de larmes de sa mère.
Durant les mois, puis années qui suivirent ce type de scène devint courant dans ce semblant de famille. Cela forgea plus encore le caractère de l'adolescente au grand damne de ses tuteurs légaux qui ne savaient plus quoi faire pour la faire rentrer dans le rang. Lorsque Charlie commença à rendre les coups qu'elle prenait, James décréta que cette gamine lui pourrissait la vie depuis assez longtemps et remplit les papiers nécessaires pour qu'elle soit envoyée loin de lui et de sa compagne.
Nul ne sait où habita Charlie et ce qu'elle fit durant cette période, mais lorsqu'arriva l'année de ses dix huit ans, elle était métamorphosée.
Crépuscule"Mademoiselle Charlie McKenneth,
Félicitations pour votre admission à l'Académie Blackwell en section Arts Plastiques. Vous trouverez dans le feuillet ci-joint la liste du matériel obligatoire... "
Les doigts minces de Charlie se refermèrent sur la missive officielle pour la froisser efficacement avant de le fourrer dans la poche avant de sa sacoche. Après toutes ces années de batailles et de prises de bec. De placements momentanés à droite à gauche. Enfin il y était. Il ?
En effet, depuis plusieurs années Charlie utilisait le masculin. C'était venu naturellement, et notamment grâce à des rencontres sur internet. Son profil était invariablement celui d'un garçon, et il n'avait révélé la vérité qu'à une seule de ses rencontres virtuelle : Violet. Ne vous y trompez pas, il avait fallu une excellente raison pour que le jeune homme avoue son identité civile à sa famille. Mais lorsqu'elle lui avait annoncé qu'ils seraient dans le même établissement scolaire à la rentrée, il avait pris sa décision et lui avait tout révélé. Oh il n'était guère courageux, dès son message envoyé il avait éteint tout appareil électronique et avait passé douze heures à se ronger les ongles et à fumer cigarettes sur cigarettes. Mais Violet ne l'avait pas déçu, et il était dorénavant impatient de rencontrer en chair et en os cette demoiselle avec laquelle il correspondait depuis des années.
Il se rassurait en se disant qu'ils se connaissaient tous deux sur le bout des doigts, mais son anxiété le prenait à la gorge au point qu'il vérifia le col de sa chemise de crainte que celui-ci ne soit trop serré. Pour cette journée particulière il avait choisi une chemise blanche banale et sa veste la moins élimée. Avait-il fait ce choix pour les autres jeunes qu'il voyait au loin ? Merde alors, non. Cette décision était pour son plaisir personnel et également un clin d'oeil à Violet, à qui il avait indiqué qu'il serait vêtu ainsi afin d'être facilement identifiable.
- Allez mon vieux, faut y aller.
Passant une main nerveuse sur son torse pour vérifier qu'il était parfaitement plat et ne laissait pas deviner la moindre naissance de poitrine, Charlie s'avança sur le chemin, déterminé à casser le nez du premier qui oserait se moquer de ses vêtements de seconde main, de sa tignasse blonde qui ne connaissait que les coups de ciseaux aléatoires ou de sa voix un peu trop aiguë à son goût. Mais plus encore que de distribuer des coups de poings dans la gueule, Charlie rêvait de trouver ici sa place. Une toute petite place pour un tout petit mec.
[ Il faut nous laver de cette crasse héréditaire, extrait de Amour, by Antonin Artaud ]