STORY.
Aucun homme ne peut avoir aussi bien conscience de sa propre réalité qu'en ayant les yeux fermés; comme si, en vérité, l'obscurité était la chose la plus propice à l'essence de notre être; la lumière, elle, étant surtout utile à notre corps de terre.
- Moby Dick, d'Herman Melville -
C'est l'air iodé qui m'a amené jusqu'ici. Ce vent salé incessant, balayant la plage de l'Oregon et de tous les océans du monde. Ce chant apaisant, celui des vagues venant caresser le sable humide, laissant derrière elles des traces plus sombres, avant de s'effacer à nouveau. L'écume qui chatouille ces orteils clairs, à peine bronzés et pourtant ressortissant de l'été. C'est les chevilles, puis les mollets, que l'eau vient lécher goulument, m'avalant bientôt jusqu'à la taille. Cet océan pouvait être aussi puissant que dévastateur, aussi dangereux que ténébreux, aussi mystérieux que surprenant. L'eau pouvait tout détruire d'une seule et immense vague. Qui sait combien de fois j'ai voulu y plonger pour ne plus jamais retrouver la surface ? Espérant que cette masse sombre finisse par m'attirer en son coeur, le seul qu'il m'ait jamais été donné de désirer. Le coeur de cet océan qui m'appelait indéniablement, sous le concert des baleines bleues qui me poussaient à regagner le rivage. Tels deux ennemis pourtant bien obligés de vivre l'un avec l'autre, l'un m'attirait vers un futur obscur et l'autre me repoussait sur les rives du monde réel, ainsi forcée de poursuivre ma vie là où je l'avais laissée.
1.Ca a commencé par ma mère, je ne l'ai jamais connue, tout simplement. Mon père n'a jamais voulu m'en parler, jamais. Ce mot a sonné dans ma vie comme une malédiction. Comment grandir lorsqu'il nous manque notre plus précieux repère, la femme qui nous a mis au monde ? Je ne connaissais pas son nom, son origine, la raison de son départ. Mon père a préféré se mettre à boire. A trouver des autres femmes, en espérant combler la place de ma mère. Il était jeune pour être père, il prétextait savoir s'occuper de moi et il m'ajoutait dans l'équation afin d'attirer plus de ses conquêtes. C'était elles qui s'occupaient de moi, car pour la plupart, elles me prenaient en pitié. Pauvre petit bébé, bambin, fillette que j'étais. C'est vrai que je faisais pitié en plus. Mon père était jeune et désemparé, j'étais une enfant qui n'avait jamais connu sa mère.
Finalement, j'ai appris à vivre avec, sans poser de question. La claque me tombait trop vite dessus dès que j'osais m'avancer sur ce sujet
très sensible.
2.L'enfance passa et avec elle, les doutes sur ma mère. Je tournai la page du moins je fis semblant de l'avoir fait. Car l'adolescence amenait avec elle son lot de problèmes à lui aussi. Mes rêves étaient hantés par une femme qui me tournait le dos, sans que je ne puisse voir son visage, puis elle était balayée par un nuage de bulles provoqué par une baleine qui passait dans les environs. Son chant doux me tirait de mon sommeil, parfois en sursaut, parfois en douceur.
Baleine. J'avais toujours été en marge des autres à l'école. Elevée dans un milieu catastrophique, je suis longtemps restée dans mon petit monde d'enfants et lorsqu'il a fallu en sortir, c'était pour tout rejeter comme la baleine le faisait dans mon rêve. Je rejetais les profs, les devoirs, les gens qui osaient m'approcher. Je les fuyais ou je ne leur répondais tout simplement mal. Puisque j'étais cruelle, les autres se sentaient de devoir en rajouter une couche: j'ai mis quelques années avant de perdre mon visage rondelet d'enfant, à peine un peu plus de temps que les autres de mon âge, et
baleine devint mon nouveau surnom. Parce qu'il leur fallait une cible et parce que je ne savais riposter que par des remarques cinglantes. Ca les faisait rire, parce que j'étais seule et eux étaient plusieurs. C'est là que j'ai commencé à avoir des problèmes de poids. Parce que je ne mangeais plus, et dès que je me permettais de trop avaler, je n'avais pas un ventre plat alors je vomissais. Mon père il ne voyait rien, il ne voyait que ses meufs. Je vivais sous son toit comme un fantôme.
C'est après deux années de souffrance, d'un poids faisant le yoyo, d'une baleine virevoltant et me narguant dans mes rêves, que l'infirmière scolaire se rendit compte de la situation alarmante. Elle contacta mon père qui faisait mine de savoir et de s'inquiéter. A mon retour à la maison, jamais il ne m'avait autant engueulé pour lui avoir caché cela. Alors qu'il le faisait uniquement pour se donner une contenance devant sa copine. Pas pour mon réel bien. Car le lendemain, il ne m'en parlait déjà plus. Mais heureusement, c'est l'infirmière scolaire qui parvint à me tirer de cette mauvaise passe à l'aide d'un suivi particulier. J'ai retrouvé un poids stable, une belle silhouette. Je pensais pouvoir me reprendre en main, que le futur allait me redonner ma chance.
3.Je voulais faire de mon mieux et pourtant, tout me compliquait la tâche. A l'école, je galérais. Je n'étais pas la plus douée, loin de là. J'ai toujours trimé afin d'avoir des notes suffisantes, juste pour ne pas me faire remarquer auprès de mon père. Je vivais dans son ombre, sans rien lui demander. Nous nous ignorions mutuellement. De toute manière, nous n'étions quasiment jamais sous le même toit. Je traînais toujours dehors, avec des amis ou seule. Je m'arrangeais pour dormir sous d'autres toits parfois, faisant tout pour éviter ma propre maison. Je ne m'y sentais pas bien et dès que j'y mettais les pieds, mon père demandait
"qu'est-ce que tu fous là toi?".
A force de sortir à l'extérieur, on finit par rencontrer des gens. Des gens plus âgés qui, lorsqu'on a seulement quinze ans et qu'on est perdu, peuvent s'avérer très persuasifs. J'ai commencé à traîner avec eux parce qu'ils étaient
cools, à participer à leurs soirées, celles où ils fumaient et où ils buvaient à outrance. Ca ne m'a pas remotivée pour les cours. Mais au moins, je me sentais mieux. J'avais enfin l'impression d'appartenir à un groupe, qu'on m'accepte quelque part. Du coup, j'ai quitté l'école aussi tôt que je l'ai pu, à 16 ans. Sans diplôme, sans reconnaissance. Je n'avais rien pour débuter dans la vie.
Alors, un mec du groupe, qui avait toujours été plus mesquin que les autres, me proposa de m'amener à son lieu de travail. C'était un bar sûrement pas très légal, je l'ai compris dès mes premiers pas à l'intérieur. Il était le boss de cet endroit. Un bar où tous les clients étaient des mecs qui venaient baver et balancer des billets sur des nanas en petite tenue dansant sur une bar de pole dance au milieu de leur table. Il savait que j'étais trop jeune, il ne me proposa pas ce poste, du moins pas tout de suite. Alors, j'ai commencé à la plonge. Pour me faire un peu des sous, tout en dormant chaque nuit chez des membres de notre petit gang. En vivant à LA, il fallait trouver sa place. Et j'avais enfin trouvé la mienne.
4.Après plongeuse, nettoyeuse de tables, confectrice de cocktails puis serveuse, Nick m'a demandé si je voulais danser. J'étais connue des clients et visiblement, certains n'attendaient que ça. Les pourboires étaient plus importants, le salaire également. J'ai accepté.
Alors que j'avais déjà une silhouette élancée, Nick me faisait comprendre que j'avais trop de cuisse, trop de ventre, trop de hanche. Il voulait toujours plus et finalement, je me suis à nouveau trouvée dans un état critique. Il savait pour mes problèmes d'anorexie étant plus jeune, je l'avais déjà raconté aux membres du groupe. Et il paraissait s'amuser à jouer avec moi ainsi, parce qu'il savait que c'était mon point faible.
Un jour, j'ai trouvé une balance et le poids qui s'afficha m'affola. J'ai terminé au bar encore quelques jours, de sorte à ce que j'obtienne mon dernier mois de salaire. Puis je suis partie. Sans demander mon reste. J'ai appris que suite à ce départ, Nick avait sali ma réputation auprès de tous les membres du gang. Il a dit que je lui avais volé de l'argent et détruit son bar. J'aurais voulu lui casser la gueule, mais j'aurais pu risquer ma vie. Los Angeles était une jungle, mieux valait fuir tant qu'on le pouvait. Alors, au lieu de partir tranquillement, j'ai fui. En espérant qu'on ne me retrouve pas.
5.Je ne sais pas ce qui me poussa à descendre du train à Arcadia, en Oregon. Peut-être cette proximité avec l'océan qui semblait m'appeler. Peut-être le fait qu'il s'agisse d'une petite ville, entourée de forêts. Peut-être l'air marin qui m'a chatouillé l'odorat. Ici, tout était petit. Tout le monde semblait se connaître, sans forcément s'apprécier. Personne n'allait me retrouver ici. C'était trop perdu. Du moins, je l'espérais.
J'ai usé toutes mes économies pour me trouver un toit. J'ai trouvé un petit appartement en ville et surtout, un travail. Je crois que je préférais être serveuse au bar plutôt que celui-ci. Mais je n'avais pas vraiment eu le choix. Je me suis retrouvée à servir les rations de bouffe quotidiennes aux élèves de Blackwell.
J'ai des problèmes de santé liés au poids, je vois sans cesse une baleine dans mes rêves et je me retrouve cantinière dans une université. Est-ce que mon destin se foutait vraiment de ma gueule ?