The voices in my head keep
telling me I'm not okay
« Si je devais résumer ma vie, je dirai qu’elle est une suite d’échecs cuisants. Tout ce qu’on me donne, on finit par me le reprendre. Mais c’est comme ça partout, hein ?
— D’accord… et si on reprenait depuis le début ? »
—
La vie de Jude n’a rien d’extraordinaire. Au mieux, elle représente la banalité à son paroxysme, la normalité à son apogée. Benjamine d’une famille de trois enfants d’un couple blanc de classe moyenne, Jude a à la fois manqué de tout et de rien. Ses parents étaient aussi présents qu’absents, soignant leurs propres traumatismes générationnels en en créant d’autres chez leurs enfants, continuant ainsi le cercle vicieux qui avait débuté bien avant leurs naissances.
Jude a grandi dans une petite ville paumée de l’Iowa. De sa mère, elle a hérité sa passion pour la photographie. Elle appris très jeune à poser docilement devant les objectifs avant de commencer à prendre d’elle-même les photos. De son père, elle a hérité de sa passion pour le dessin. Elle pouvait passer des heures à zieuter par-dessus son épaule pour le regarder faire ses plans architecturaux. C’est d’ailleurs grâce à lui qu’elle a choisi une orientation dans le design d’intérieur, quelques années plus tard. De personne, elle a hérité de sa passion pour la lecture malgré sa légère dyslexie. Aucun membre de sa famille n’était connu pour son amour des livres dont certains trônaient dans le salon uniquement pour le paraître. C’était à la fois une source de taquinerie de la part de ses frères et de grande fierté. Inscrite à la bibliothèque de sa ville, elle y passait le plus clair de ses week-ends et c’est là qu’elle y rencontra ses meilleurs amis d’enfance.
—
« C’est ici que vous avez rencontré August ?
— Un nom aussi triste qu’un mois d’août dans une ville paumée au milieu de l’Iowa. »
—
Il y avait des amis.
Il y avait des meilleurs amis.
Et il y avait August. August et son regard brillant d’intelligence. August et son petit air supérieur.
Ce que Jude aimait chez August, c’était ce sentiment au fond de son être qui lui murmurait qu’elle était importante. Pour une fois, elle ne se sentait pas le second choix, celui du milieu, celui qu’on se résigne à faire. August riait à toutes ses blagues. August dévorait chaque livre que Jude lui conseillait. August l'écoutait parler non-stop.
Bien sûr, avec du recul, Jude réalisera que tout n’était pas aussi idyllique. Que August dénigrait tout le temps ses amis. Qu’August aimait lui rappeler sa supériorité académique et financière. Qu’August avait différentes attitudes en fonction des gens qui l’entouraient. Qu’August n’était jamais vraiment elle-même avec Jude.
Avec du recul, Jude réalisera toutes les petites incohérences et incompatibilités. Toutes les phrases blessantes, tous les non-dits douloureux. Mais avant de le réaliser, Jude allait devoir vivre la relation amicale. Ses hauts. Ses bas. Ses crises de jalousie. Ses crises identitaires. Puis la relation amoureuse. Les hauts et les bas dissimulés sous des labels. « Couple goal », « Childhood friends to lovers ».
Il arrive que paraître tisse des mensonges dont l'existence nous apparaît bien plus tard.
Avec du recul, Jude réalisera qu’elle s’était tellement investie dans cette relation et battue pour August qu’elle s’était oubliée elle-même. Elle avait toujours mis August en premier et elle s’était consolée dans le confort la seconde place comme s’il s’agissait d’un vieux plaid tout doux et non d’un tapis crasseux.
—
« La rupture s’est mal passée ? »
Jude hésita. Avait-elle assez de recul après seulement huit mois ?
« Je ne sais pas. Sûrement. C’est surtout l’après qui était dur. Ce n’était plus August après. Enfin… ce n’était plus ma August. C’était une nouvelle personne que je découvrais. C’était… compliqué. »
—
Ce qui était compliqué, c’était d’essayer de repartir sur des nouvelles bases après des années de relation. Chaque coin de rue avait l’odeur d’August tout en ayant le goût amer de la défaite. Jude s’était investie corps et âme, avait bataillé contre le monde et contre elle-même, pour découvrir finalement qu’elle avait basé son combat sur une fausse image. Elle avait beau blâmer le monde entier, rejeter la faute sur la société, condamner August, la terrible vérité n’attendait qu’à être découverte : elles n’étaient pas faites l’une pour l’autre. Elles avaient grandi différemment. Leur chemin n’avait pas pris la même direction. La vie n'était pas un long fleuve tranquille dans lequel nous pouvons nous abreuver d'amour et d'eau fraîche.
Jude abandonna son job fraîchement acquis de designeuse d’intérieur au grand damne de ses parents. « Tu vas pas passer ta vie dans les études, non ? Pense à ta retraite ! » Jude, qui avait déjà du mal à comprendre les nuances de sa propre personne, découvrait petit à petit les tares de ses parents. Le fait de vivre dans la même ville dans laquelle elle avait vécu avec August, le fait d'être à seulement deux heures de ses parents, tout lui donnait la nausée, la rendait malade. Elle peinait à trouver un sens à sa vie tant celle-ci était maintenant sans dessus dessous.
Jude avait toujours été calme et réfléchie. Elle était de ceux qui observaient avant de prendre une décision. Elle était ordonnée et organisée. Lorsqu'elle avait postulé en tant que bibliothécaire, elle avait répété son entretien pendant des jours entiers. Pourtant, lorsqu'elle ouvrit un atlas mal rangé pour pointer du doigt une ville au hasard sur une page choisie aléatoirement, Jude n'avait plus rien de quelqu'un de réfléchi et calme car elle venait de prendre une décision complètement impulsive : partir. D'une main tremblante, elle venait de sélectionner complètement arbitrairement le lieu de renouveau : Arcadia Bay, à l'autre bout des États-Unis.
—
« Donc, tu as decidé de tout quitter pour venir… ici ? Histoire de tout recommencer ?
— Ouep.
— Et comment tu te sens ?
— Aujourd’hui, ça va mieux. Mais quand je suis arrivée, il y a deux mois, j’étais terrifiée. Mais j’ai enfin reçu mon nouveau lit donc je dirais que je suis sur la bonne voie. Adieu clic-clac et bonjour matelas de mes rêves !
— … D’accord. »
La séance se termina après quelques questions supplémentaires de la psychologue. Lorsque Jude quitta le bâtiment, elle fut accueillie par un froid glacial. Elle soupira lourdement avant d’enfourcher son vélo. Peut-être qu’elle s’arrêtera pour prendre une pizza sur la route. Il se faisait tard et elle était d’ouverture le lendemain. Pour une fois qu’on lui faisait confiance pour cette tache, elle n’allait pas décevoir ! Un sourire ravi aux lèvres, Jude pédala jusqu’à la pizzeria. Dire qu’il y a deux mois en arrière, elle n’était même pas certaine que la librairie accepte sa candidature ! Arcadia Bay était un très bon choix, songea-t-elle. Cette ville lui accordait le nouveau départ et la quiétude auxquels elle aspirait. Ça, et une excellente pizzeria, il va s'en dire.